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    Un auteur en résidence
  • Librairie éphémère

    Les éditions L’Œil d’or et Passage piétons organisent la librairie éphémère. Celle-ci présente la production de cinquante éditeurs, des lectures, des mises en scènes et des expositions autour de textes rares, du 15 décembre 2009 au 10 janvier 2010 à la Halle Saint Pierre.

    Halle Saint pierre, 2 rue Ronsard, 75018 Paris, 01 42 58 72 80 ouvert tous les jours de 10 heures à 18 heures – contact : Passages piétons, Isabel Gautray, 15 rue Saint Bernard, XIe Paris ; 01 43 67 49 10, passagepietons@wanadoo.fr –L’Œil d’or, Jean-Luc d’Asciano, 97, rue de Belleville XIXe Paris 01 53 19 14 52 loeildor@free.fr

     

    Le principe

    En décembre 2010, pour la douzième fois – au rythme de deux sessions par an – la Librairie éphémère s’installe à la Halle Saint Pierre. Il est de plus en plus difficile, pour des éditeurs indépendants, de montrer leur production au public. Face à cette constatation, les éditions Passage piétons et L’Œil d’or organisent cette manifestation et proposent aux visiteurs-lecteurs la production d’une cinquantaine d’éditeurs. Le choix de ces derniers est fait par accointances éditoriales ou amicales. Toutes ces maisons sont indépendantes. Leurs titres sont parfois difficiles à trouver dans le réseau ordinaire tant en raison de leurs formats ou de leurs tirages que pour des raisons inhérentes aux principes mêmes de la diffusion des livres. Réalisé avec la librairie de la halle Saint Pierre, cet événement respecte la chaîne du livre.

     

    programme halle saint pierre/editeurs

    La manifestation s’organise autour de trois axes : La librairie éphémère, les expositions, les lectures et spectacles.

     


    Les invités

    L’Œil d’or et Passage piétons présentent les ouvrages de Jacques Simon et invitent les éditions À Rebours ; Ab Irato ; Al Manar ; Art & fiction ; Art Factory ; La Barque ; La Belle Gabrielle ; La Bibliothèque ; Bleu autour ; Benjamin Colin ; Carnets du dessert de lune ; Circa 1924 ; Clémence Hiver ; Cochon pendu ; Colophon ; Compagnie Créative ; La Dragonne ; L’Échappée ; L’Épure ; Les Fondeurs de Briques ; Fanlac ; Fario ; Findakly ; Grandir ; Grèges ; Harpo & ; Interférences, Ikko ; Léopard masqué ; Lettr’ange ; L’Idée bleue, L. Mauguin ; Mare Nostrum ; Mémoire d’encrier, M. Toussaint l’ouverture ; Nuit Myrtide, La part des anges, Du passage ; Le Passager Clandestin ; Pegg ; Planète rebelle ; Plonk et replonk ; Rhubarbe ; Recoins ; Ritagada ; Rougerie ; Stlaker ; Sillage ; Trouvères & compagnies ; Vedrana ; Virgile ; Visage vert ; Yvette & Paulette ; Zinc ; Zédélé

     

    PROGRAMME

    À la Halle Saint Pierre du 15 décembre 2009 au 10 janvier 2010

    la librairie éphémère présente tous les jours (entrée libre) de 10 heures à 18 heures* la production de plus de cinquante éditeurs peu présents en librairie. À cette librairie s’ajoute une exposition de Sarah d’Haeyer, et d’Aurélie Pagès, ainsi que la programmation suivante :

    Jeudi 17 décembre, 18 heures : vernissage + L’œil d’or fête ses 10 ans.

    Vendredi 18 décembre, 14 heures : librairie éphémère, performance musicale de Benjamin Colin.

    Samedi 19 décembre :

    11 heures, auditorium, présentation de La Vie songeuse de Leonora de la Cruz – éditions Interférences, œuvre surréaliste d’Agnieszka Taborska illustrée par Selena Kimball, et mise en scène par la marionnettiste Elzbieta Jeznach, Cie Miettes de Spectacles.

    15 heures, auditorium, la Cie Toujours après minuit présente des extraits d’Epilogos, confessions sans importance, un spectacle consacré à l’écrivain Max Aub. Suivront une lecture de Rosaura et une présentation du travail de choréologue de Natalia Naidich – éditions L’Œil d’or et les Fondeurs de Briques.

    Dimanche 20 décembre, 15 heures, auditorium : lecture de Cirques – éditions Passages piétons, et de Corbeaux de Jean-Luc A. d’Asciano par la Cie Les Treizièmes suivie d’un tour de chant surprise.

    Lundi 21 décembre, 16 heures, librairie éphémère : présentation de L’inquiétante étrangeté de Freud, illustré de photomontages de Paula Jiménez – éditions Interférences – en présence de l’artiste (signature).

    Mardi 22 décembre, 11 heures, auditorium : présentation de Mes Humanités, itinéraire d’un homme engagé d’André Carrel en présence de Monique Houssin (journaliste et auteure), Julie Baffet (Musée de la Résistance nationale), Michel Délugin (ancien résistant) et André Carrel (sous réserve). Les mémoires d’André Carrel évoquent les histoires complexes des résistants, de la presse française, du pouvoir et du parti communiste.

    Mercredi 23 décembre 15 heures, libraire éphémère : lecture-performance de Benjamin Colin autour de D’où je ne suis jamais allé.

    Samedi 9 janvier, auditorium : Les mystères de la mémoire, conférence du psychanalyste Serge Tribolet. 10 €. Réservation obligatoire : 01 42 58 72 89.

    Dimanche 10 janvier, 14 heures, auditorium : carte blanche aux éditeurs du Visage Vert, projection d’un film fantastique des années trente, puis présentation de cette maison spécialisée dans le fantastique par ses éditeurs et ses auteurs.

     

    * fermé les 25 décembre et 1er janvier, attention : les 24 et 31 décembre fermeture à 16 heures La librairie éphémère se réinstalle à la Halle Saint Pierre du 18 mai au 31 mai 2010.


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  • Et hop, du jeudi 18 au dimanche 21 juin 2009 les éditions l'oeil d'or joueront à la marchande au 27 salon de la poèsie, Place Saint-Sulpice à Paris, dans le VI. Afin de gagner à la bataille navale, sachez que nous serons en G7…


    jeudi 18 juin de 14h à 22h30
    vendredi 19 juin de 11h30 à 22h30
    samedi 20 juin de 11h30 à 22h30
    dimanche 21 juin de 11h30 à 20h.
    Place Saint-Sulpice
    75006 Paris
    (www.Poesie.Evous.fr)

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  • ROSI, COPPOLA ET COSA NOSTRA
    ou des victimes et du costume trois pièces
    “Vous êtes italienne ? me demande-t-elle en plissant les yeux.
    J’acquiesce. Attends.
    – Vous devriez avoir honte (…).
    – Honte de quoi ?
    – Tous ces gens que vous tuez, la drogue, tout le bastringue.
    – Ms Roner, je ne fais pas partie de la Mafia (…). Ce qui est également le cas de la plupart des Italiens.
    - Ah oui. Et Al Pacino ?
    - Pacino est un acteur.
    - Et de Niro ? Vous allez me dire que lui aussi est un acteur ?
    Cette femme est folle.
    – Non, dis-je lentement. De Niro est de la Mafia.
    - (…)Et Marlon Brando. Hein ?
    - Il n’est pas italien”.

    Sandra Scoppettone in Je te quitterai toujours.
    (Fleuve noir)
    AVANT de vous parler du cinéma italien et américain et de leur rapport à la Mafia, ou plus précisément de Main Basse sur la Ville de Francesco Rosi, et des trois Parrain de Francis Ford Coppola, j’aimerais revenir sur le Mal. Qu’est ce que le Mal ? Plusieurs choses probablement, et je ne crois pas qu’il n’y est, d’un point de vue historique, moral ou religieux, qu’un Mal. Soyons alors subjectifs : qu’est ce que le Mal pour moi, citoyen d’une société occidentale de la fin du XXe siècle ?

    Le Mal serait déliaison. Déliaison sociale d’abord : la société, face au Mal, constitue une pensée qui s’incarne dans le Droit, et une force concrète, chargé d’appliquer ce droit, qui est la Police. Ces deux corps se hiérarchisant d’une façon complexe pour permettre à la société de résister à la barbarie collective (exemple extrême, concernant le droit des nations, la guerre) ou/et à une criminalité généralisée, signe d’une perte et de la conscience et de la solidarité collective, signe d’une déliaison sociale. Pour la société, et pour l’individu et citoyen que je suis, le Mal à avoir avec la criminalité qui entraîne la destruction de la solidarité sociale.

    Déliaison du sujet ensuite : il existe en moi, sujet conscient et inconscient, des forces de destructions – pulsion de mort par exemple– qui peuvent m’amener à ne plus être. J’insiste sur ce plus être : le Mal, c’est ce qui conduit au néant. Le Mal n’est pas une force positive, agissante, mais une non-force, une négation, une perte d’identité, une perte d’être.
    Si le signe ou la conséquence du Mal est la déliaison, la perte du sujet, et peut-être la perte de l’âme, pourquoi lions-nous systématiquement dans ce débat le Mal et la violence ? Évidemment parce que la violence à avoir avec le Mal. Plus précisément parce que la violence est ce qui fait soudain surgir devant nous, de façon brutale, condensée, terriblement présente (le Mal et la violence ont toujours avoir avec la négation de l’avenir) l’horreur, la chose, l’innommable, l’intolérable, l’indicible, l’inacceptable. Toutes ces nominations ne servant qu’à nous rappeler que cet inacceptable est en nous. Que la chose est en nous, qu’elle est au centre vacillant de notre identité, qu’elle s’inscrit au cœur de notre pulsion de mort et de notre sexualité. Nous voilà donc avec la proximité de ces deux mots : Mal et sexualité. Il est évident - Dieu m’en garde - que je ne vais pas vous dire que la sexualité est le Mal, mais par contre je veux rappeler que le point d’identité de notre sexualité côtoie notre point d’angoisse, ce lieu d’émergence de la Chose, et de notre capacité à faire le Mal.
    Cela étant posé, pourquoi le Mal et le Cinéma ? Certes, parce que le cinéma est un art industriel qui s’adresse au grand public, donc à l’imaginaire collectif. Il se peut même que seul l’art religieux ait pu, au temps des cathédrales, avoir une telle diffusion. Il nous semble alors normal d’interroger cet objet étrange qu’est le cinéma, intersection de l’art et de l’industrie, de la pensée d’un auteur et d’une masse, et de l’interroger sur sa capacité à engendrer un mode d’approche du réel, et de ce qui est le plus manifeste du réel, le plus problématique car le plus insignifiable, le Mal, et ses déclinaisons, violences, meurtres, négation du monde…
    Mais cela va plus loin. Je crois qu’il n’est pas possible de contourner le problème de la technique cinématographique. Si l’écriture est aussi un mode d’approche du réel, les signes de l’écriture sont purs symboles. Les images et le son du cinéma sont et symboles et reproduction du réel. Le cinéma, c’est une image qui bouge, et un son.
    Au-dessus de chez moi vit un sourd. Il ne regarde la télévision que pour voir des matchs de football et écouter, le samedi soir Aux frontières du réel. Comme il est sourd, j’entends tout. Aux frontières du réel est une série qui nous parle de l’étrange. L’étrange, donc l’étranger, et l’étranger est souvent le Mal. Soit. Or qu’est ce que j’entends : des gémissements, des souffles courts et répétitifs, des grincements de chaises répétitifs, des grincements de lits répétitifs. Une horreur. Tous les samedi soir, au-dessus de ma tête, se joue une caricature sonore de scène primitive. Le son, dans Aux frontières du réel, c’est ça : l’étrange, l’horreur, l’autre est symbolisé par une parodie du son de l’acte sexuel. Je dis bien du son, et non du dialogue. Lorsque l’étrange apparaît, le dialogue, les mots disparaissent, laissant place à ce qui ne peut pas être dit. Et donc à ce son qui souligne par sa structure répétitive combien la Chose et le Sexe sont proches. Le silence, au cinéma, est rare : il est en réalité composé de deux choses : la disparition de la parole, et l’apparition de bruits qui participent à la montée de tension d’une scène. Montés de tension, bruits érotisés, marquant le spectateur souvent à son insu.
    En exagérant, j’affirmerais que l’image, au cinéma, c’est la même chose. Nous sommes des spectateurs voyeurs : notre premier plaisir c’est voir. La pulsion scopique est une pulsion sexuelle. Nous voyons des acteurs-actrices qui sont des corps beaux, désirables et sensualisés par le cadre de l’écran. En allant très vite, je dirais que le cinéma mobilise notre libido. Quand c’est de l’art, il participe d’une sublimation de nos pulsions, sexuelles d’abord, morbides ensuite. Quand c’est de l’art. Parfois le cinéma ne fait plus de la re-présentation (mise en symbole, en langage cinématographique) mais du mime. Un scénario d’ultraviolence, avec ces scènes de meurtres à éjaculation de sang toutes les cinq minutes fonctionne sur les mêmes ressorts qu’un film pornographique. Pourtant ce n’est pas un film pornographique, ce n’est qu’un film, avec des acteurs qui jouent et un peu d’hémoglobine, et nous le savons tous. Mais il n’y a plus de sublimation, de catharsis ou de dépassement, il n’y a que du mime, de la pantomime. Et le cinéma, qui comme tout art est sublimation, tombe, comme tout art raté, dans le simulacre. Mais un simulacre qui fonctionne réellement, techniquement, sur l’image d’un corps érotisé parce que cadré et rendu répétitif par les X images secondes, et re-érotisé par nous qui sommes en position de voyeurs. Voyeurs dans le meilleur des cas, mais parfois aussi simplement hypnotisés par le procédé mécanique du film, donc totalement passif, totalement livré à ce renvoie en impasse de notre monde intérieur. Par voie de conséquence, le film que nous voyons, lorsqu’il est mauvais, plus qu’un mauvais livre ou qu’une mauvaise peinture, nous rejette littéralement, nous enferme dans quelque chose de morbide qui est non plus le dépassement de nos pulsions mais une complaisance pour ces mêmes pulsions. Complaisance narcissique, autodestructrice, qui nous ramène dans notre petit Mal intérieur. Je vous le dis, lorsque vous sortez d’un mauvais film, aller faire du sport, promenez-vous dans la rue, séduisez votre voisine, mais éveillez-vous de cette hypnose morbide, narcissique de l’écran en miroir.
    Bien, après ces trois mises au point, le Mal-social, le Mal-sujet, et le cinéma sublimation ou mime, faisons un dernier rappel : qu’est ce que la Mafia ? Une organisation criminelle maintenant internationale, qui prend ses sources en Sicile. Sachez-le : les mafieux, mêmes parrains, sont gras, ont de la sueur sous les aisselles et ne ressemblent que rarement à des vieux nobles décadents. La Mafia, c’est du trafic de drogue, du racket, de la prostitution et énormément de morts, et de morts innocentes. La Mafia, c’est aussi le trafic de l’héroïne, avec un bénéfice qui est de l’ordre de 1 pour 1 000. Ces bénéfices énormes amènent donc la Mafia à blanchir de l’argent, à émerger dans le monde sous des formes honorables, à contrôler l’économie de certains pays, et certains hommes politiques.
    Qu’en fait le cinéma ? Qu’en font Rosi et Coppola dans les Parrain et Main basse sur la ville ? Bien que le premier est une saga américano-italienne à destination mondiale, et le second un film militant très italien, il nous parle tous deux d’un même désir de la Mafia : émerger officiellement dans la société. Pouvoir être officiellement le Mal.
    Main Basse s’ouvre sur un groupe de gros et un peu vieux personnages debout dans un terrain vague. L’un d’entre eux, un entrepreneur, dessine un mètre carré sur le sol de ce terrain vague, au large de la ville. Il explique aux autres petits gros qu’en achetant ces terres, puis en poussant la ville jusqu’au terrain vague, ils feront un énorme bénéfice. Générique, musique, survol de la ville, la caméra descend sur des travaux de démolition. Un pan de mur puis un bâtiment s’effondrent. Il y aura des victimes, donc une enquête. L’enquête ne portera pas sur la magouille immobilière qui veut que pour pousser la ville jusque vers ce terrain vague, il faut détruire de vieux quartiers populaires pour reconstruire différemment, là et ailleurs. Non, l’enquête porte sur les conditions de sécurité : les travaux, pour être exécuté très vite, ont été faits en dépit des règles de sécurité. Qui est responsable. L’homme qui lie tout cela est bien sur l’entrepreneur, en démolition, en reconstruction, mais aussi homme politique clef, en raison des voix qu’il représente pour un parti qui n’est pas encore en pouvoir, mais qui s’entend bien avec le pouvoir. Face à l’entrepreneur, l’homme politique communiste, archétype, en Italie, du politicien honnête. Et celui-ci parle, et il court, et il essaye de faire bouger les foules, en vain. Avec lui, allié inattendu, un des politiciens du même parti que celui de l’entrepreneur, qui réagit car il est médecin : les victimes de l’accident sont soignées dans son hôpital, hôpital apparemment en manque de crédits. L’enjeu du film est : l’entrepreneur, qui représente des forces non montrées, puissantes, capable de fournir des voix, va-t-il, à la faveur des élections, consolider son poste à la mairie pour continuer de manipuler les décisions municipales en faveurs non de la population mais du profit du groupe qu’il représente ? Va-t-il prendre possession de la ville ? En outre, Main Basse fonctionne sur un non-dit. Une inversion de l’Omerta. Parler de la Mafia (donc du Mal ?) est impossible, nous ne parlerons donc jamais franchement de la Mafia : son nom ne sera à aucun moment prononcé, ce qui la rendra encore plus inquiétante.
    Les trois Parrain, eux, nous parlent d’une famille. Le premier de la succession de Corléone-Brando à Corléone-Pacino, le second nous montre les origines de Corléone-Brando devenu De Niro en Sicile puis aux États-Unis, et dans le même temps comment Corléone-Pacino essaye d’accéder à la respectabilité officielle d’un “décideur” (être celui qui tire les ficelles) des US, le troisième nous parle de son apogée crépusculaire, de la mort d’un pape, de la transmission du pouvoir, mais transmission indirecte, contre presque son grès, à un pas-fils, et surtout ce film nous parle de la fille un peu niaise du Parrain.
    Comment le cinéma s’efforce-t-il de signifier le Mal dans ces deux types de films ? Quels sont les choix cinématographiques ou éthiques qui ont été pris par ces deux cinéastes ? Nous nous attarderons sur quatre grands points : la façon dont les actes du Mal sont filmés, le choix des personnages, l’existence ou non des victimes et enfin la différence entre un mal exogène et un mal endogène, accessible ou non à la rédemption ou au pardon.
    Les actes du mal, où la parole absente.
    Chez Rosi, trois scènes représentent le moment où le Mal apparaît, est signifié à l’écran. Trois voir quatre : le générique du début, qui précède la scène de l’accident, se retrouve aussi à la fin du film, quasiment inchangé. De ce retour du même plan en ouverture et fermeture du film, nous reparlerons, mais maintenant arrêtons nous sur cette ouverture : générique et accident. Générique avec musique, survol, de la ville, puis zoom sur un chantier. Fin du fond musical, bruits de la rue, un mur s’effondre, des cris, des hurlements, un bruit de foule, des sirènes, aucune parole. La seconde scène, nous montre l’entrepreneur réfléchissant dans son bureau. Il marche, les murs sont tapissés par une carte géante de la ville, il doit manifestement décider de la suite des événements. Il n’apparaît pas comme inquiet, mais comme se situant au croisement de forces dangereuses et non exprimés. À quoi pense-t-il ? Nous ne le saurons pas : la encore, aucun dialogue. Dernière scène : fin des élections : le parti auquel appartient l’entrepreneur vient d’être élu, face à lui, le chef du parti déchu (à qui il a permis gagner de l’argent) refuse de lui accorder son soutien. Il ne veut pas avaliser la liste d’attribution des postes. Pressions extérieures, marchandages : les voilà dans la même pièce : une main se pose sur la nuque de l’ancien maire, le pousse vers l’entrepreneur, ils se regardent puis s’embrassent. Ces trois scènes auront été filmées sans parole, et sont toutes trois d’une durée anormalement longue.
    Cette longueur exceptionnelle se retrouve dans le montage des plans violents des trois Parrain. Outre les scènes de meurtres qui parsèment cette saga, il faut nous attarder sur celles qui clôturent ces films : les massacres organisés, cette liquidation en gros et systématique des ennemis qui renforce à chaque fois la position du Godfather. Nous en retiendrons deux : celles où Coppola tresse ces scènes de massacre avec des scènes de liturgie : baptême et massacre pour le premier, opéra et massacre pour le troisième. Ces scènes aussi sont particulièrement longues, et surtout sont sans parole.
    Ces longueurs soudaines viennent d’un remaniement du temps. Le Mal, c’est aussi, et je le redirais plus loin, un présent surdéveloppé qui coupe l’homme de toute notion de futur, de toute volonté constitutive. Le Mal est un acte qui nie le futur, le détruit. D’où une soudaine distorsion du temps de l’action du Mal, qui s’étale comme démesurément long par rapport au reste du film. Sentiment renforcé par l’éloignement du commanditeur (se trouvant dans une église, un opéra) des différents lieux où se répète (a l’infini) la même scène : un meurtre.
    Longueur et absence de parole. Car le Mal est hors langage, non signifiable, innommable. Au moment du Mal, la parole se tait, elle ne pourra que reprendre ensuite, dans une tentative de rétablir le contact entre les hommes, et de dialectiser ces forces négatives qui sont en jeu. Il faut se taire lorsque l’on commet le Mal. L’inverse de cette attitude est montrée dans deux film : les Affranchis et Pulp Fiction. Dans ces films, les personnages n’arrêtent pas de parler, même lorsqu’ils tuent. Ils parlent de tout et de rien : de la jalousie, des hamburgers…Et en même temps ils tuent. L’incapacité à se taire de ses personnages va de pair avec une incapacité à dire : cette parole n’est pas une parole mais un verbiage, non pas un dialogue mais des blagues répétées, des histoires répétées, une parole narcissique (ils s’écoutent parler) qui, lorsqu’elle s’adresse à autrui est un instrument de pouvoir (menace) ou de quiproquo (est-ce de l’humour ou de l’insulte ?), une consommation de mot fonctionnant à vide car n’introduisant jamais l’idée de l’autre. Seul, dans les Affranchis la voix off, tel un cœur antique, crée une distanciation moraliste et didactique. Une voix off : non pas un dialogue mais un monologue, désincarné du corps pour pouvoir enfin dire. À ce prix-là, celui de la désincarnation, de l’abandon du corps de soi et du corps de l’autre, la distanciation morale ne peut qu’aboutir qu’à un échec, et la scène finale du “héros” arrosant sa pelouse, se qualifiant de plouc, et regardant la caméra avec un œil de fou, ne peut que confirmer toute absence de rédemption dans ce personnage…
    Absence ou présence de la parole, il est en réalité faux de dire que ces deux scènes qui nous intéressent, chez Coppola, sont dénuées de parole. Mais il s’agit d’une parole particulière : ce sont les mots de la liturgie chrétienne, et les mots chantés pendant l’opéra. Les mots de la liturgie chrétienne : la parole est d’abord divine, et cette scène de l’église nous la rappelle. Elle souligne aussi le sacrilège du Parrain Corléone, et de la signification de ce nom-fonction de Parrain, Godfather : il prend la place de Dieu. Mais pas seulement : il se soumet à un dieu barbare, violent : je disais que la parole, dans les Affranchis ou Pulp Fiction, était une parole de consommation, une parole de carnivore. Le verbe du Parrain, les phrases qu’il prononce ne sont jamais porteuses de bonne nouvelle : ce sont des messages de morts. La figure du mal est Moloch, avec sa bouche de flamme qui ne peut que dévorer. Sacrilège donc que cette scène de l’église, sacrilège sur lequel je reviendrais à la fin de ce texte, pour parler aussi de l’usurpation de la Loi. Mais simplement cette dernière remarque sur la parole : à la fin de l’autre scène de massacre, alors que la parole est chantée, est œuvre d’art, et qu’apparaît la rédemption, la fille du parrain sera assassinée par un tueur qui pousse le cri des ânes. Un grognement, un son horrible, bestial, une caricature de parole, quelque chose d’inarticulé : la violence ne parle pas, elle crie.
    Les personnages, ou de l’acte juste pourtant injuste.
    Un autre point commun, et pourtant aux conséquences totalement divergentes, de Coppola et de Rosi réside dans leur façon de brouiller l’image du héros. Le héros, c’est a priori celui qui va transformer le Mal, indicible, rampant, en un Mal reconnaissable, enfermé, délimité par le corps et les actes du méchant. Le héros est celui qui désigne le méchant, donc le Mal, et celui qui fait que ce Mal est à la fois ailleurs et reconnaissable, donc contre lequel il est possible de lutter. D’une certaine façon, le héros est celui qui permet au spectateur de s’incarner dans le bien, et d’expédier sa part de mauvaiseté dans le méchant, puis de lutter contre lui, et de l’exterminer. Le héros est donc rassurant.
    Chez Rosi, il n’y a pas de héros. Les personnages positifs, et dans lesquels nous n’avons pas envie de nous projeter, sont un politique agaçant et un médecin falot. Quant au méchant, il ne tue n’y ne menace personne, se déplace à pied et conseil à son fils de se livrer : il a l’air bien faible. Seconde décision cinématographique : pas de héros. Par conséquent, ni bien et surtout ni Mal fascinant. Pour le spectateur, il ne s’agit plus alors de croire que le Mal est réductible en un Mal absolu, et que lui peut jouer le rôle du bon (quitte à faire quelques détours du côté du méchant, et à jouir un peu, par images interposées, de sa violence ravageante, mais cela aussi participe de la catharsis). Non : il doit comprendre que les choses ne sont pas scindées, ni évidentes, et surtout qu’elles ne sont pas innées. Aucun héros apparaissant du ciel, juste des décisions humaines, par des hommes médiocres. Outre, donc, que le spectateur ne peut pas se contenter d’une catharsis offerte par projection dans l’un ou l’autre des personnages, mais doit rester hors du film, en retrait, donc ayant une réflexion sur ce film, notons qu’aucune figure emblématique du cinéma (mis à part Rod Steiger et Salvo Randone, tous les acteurs sont amateurs) ne surajoute la signification de sa personne d’acteur à son personnage.
    À l’inverse, chez Coppola, nous avons Marlon Brando, De Niro, Al Pacino et Andy Garcia. Ce sont bien les héros de ces films. Mais ce sont des mafieux. Mais ils sont élégants, beaux et esthétiquement héroïques. Même si leurs actions sont mauvaises, elles sont parfaitement accomplies, parfaitement dans le sens technique du terme : Brando va parfaitement mettre son manteau, Pacino va parfaitement tuer un policier, de Niro va avoir le mot juste à chacune de ses phrases. Le mot juste : leurs actes injustes sont techniquement justes. Le héros est fascinant. Pourquoi pas ? C’est en cela que Coppola trouble l’image du héros : nous voila sympathisant avec une figure du Mal. Mais notons ici que le cinéma américain n’a pas le choix. Pour faire des films lorsque l’on s’appelle Coppola, il faut des acteurs têtes d’affiches, et aux US, un acteur tête d’affiche ne jouera jamais un personnage qui n’est pas viscéralement, à cause de son nom d’acteur, un héros. Pointons ce glissement du cinéma américain : le méchant est fascinant non par choix faustien mais pour des raisons économiques.
    Et tant mieux. Orson Welles, dans la Soif du Mal ou Le Troisième Homme, est une fascinante figure du Mal. Mais dans La Soif du Mal, il a face à lui une figure du Bien : Heston, avec sa moustache (figure du bien peut-être problématique : que dire de ce Chicanos à la blonde épouse, qui rêve d’incarner le parfait flic américain ? Et de son acharnement à penser que Welles est le Mal ? Enfin, pourquoi le seul personnage qui semble réellement croire à la justice est l’adjoint médiocre de Welles, qui agira en fonction de preuves et non de sentiments ?), et la totalité du propos du Troisième Homme porte sur cela : le héros si sympathique est mauvais. D’où la scène de l’hôpital, où nous ne voyons pas, mais où nous entendons le cri des enfants atteints par ce maléfique troisième homme. Scène de l’hôpital à rapprocher de celle de Main Basse, où là encore la victime est un enfant.
    Or dans les Parrain, nous n’avons ni hôpitaux (si, celui où le pauvre vieux Brando risque sa peau) ni enfants blessés. Ils sont les seuls héros du film. Tous comme dans les Affranchis : où les mafieux vivent entre eux, abolissant ainsi les conséquences de leurs actes. Il n’existe pas de monde extérieur au Mal. Et peut-être que le Mal est le monde.
    Les deux sociétés, ou le Mal qui passe par ci repassera-t-il par là ?
    Dans le monde ou à côté du monde ? Derrière cette question se cachent deux problématiques : où est le Mal, où sont les victimes ? Répondre à ces questions, opter pour telle décision, c’est déjà prendre position. L’un des autres modes de traitements du Mal par le cinéma consiste à choisir de montrer, ou de ne pas montrer les deux points. Celui du bourreau et celui de la victime. Aller retours, séparation, non-séparation : qu’est ce que la conséquence d’un coup de feu ? Il s’agit alors de dire qu’un acte s’inscrit dans le temps : il y a des victimes. Et coupe le temps : il y a des morts, des gens qui n’ont plus d’avenir. Ainsi, chez Rosi, nous voyons la société mais jamais la Mafia. Chez Coppola, nous voyons la Mafia, mais jamais la société. La première conséquence de cette différence de construction, c’est l’apparition ou la disparition du peuple, c'est-à-dire des victimes, ces grandes absentes de la trilogie de Coppola.
    Chez Rosi, nous avons la victime de l’accident : un enfant aux jambes coupées. Et il s’agit bien d’une victime par accident : personne ne voulait qu’un enfant se trouve là. Il ne s’agit pas représailles, pas de choix ou de destin : le Mal est indifférent à vous. Il est néant, il vous ignore, il vous manipule sans haine ni mépris, et vous tue pour économiser sur un chantier. Nous voilà loin de la rage meurtrière de Scarface. Nous voila plus proche du Troisième homme, qui n’est jamais allez voir ses enfants malades. Dans le cinéma italien qui nous parle de Mafia, la Mafia est sans visage comme le Mal est sans visage (la médiocrité des personnages de Salo, chez Pasolini, où là encore le choix d’acteurs amateurs) et les victimes sont de véritables victimes : non pas désignée par un contrat puis un tueur, mais bien des Choses qui meurent parce qu’elles sont là. Non pas Luca Brasi, tueur qui doit mourir à cause de sa puissance, premier Martyr d’un règlement de compte, mais un anonyme dans la foule. Non pas jouissance de la mise à mort d’un ennemi, mais ennuie de la mort d’un innocent.
    La seconde conséquence est que le Mal n’est pas situé de la même façon dans ces deux cinémas. Chez les italiens, il est à côté de la société, il est une société, un désordre qui prend les formes d’un ordre, qu’il pervertit. Et il cherche à faire intrusion en elle par ses faiblesses.
    Pour cela il cherche à prendre la place des structures les plus fondamentalement humaines : Dans I Magliari, il transforme un bon père de famille en mafieux, et l’argent que cette activité va lui rapporter va pervertir sa famille. Le Mal a transformé la structure de la famille, l’a parasitée puis remplacée. Dans Main Basse, il vient de quelque part (hors de la ville, du terrain vague ?) pour prendre le pouvoir politique. Et si le méchant à bien un fils architecte, il demande à son fils de se livrer à la police. Exit la famille. La famille mafieuse est totalement pourrie, totalement fausse, total simulacre. Le parrain est un père carnivore, le système féodal de protection mafieux est en réalité un système de destruction. La Mafia mime puis mine les structures familiales et sociales, mais vient du dehors. Ce qui nous est montré, c’est une invasion du Mal. La société, elle, c’est ce qui cherche à s’éloigner de ce Mal protéiforme.
    Dans les films américains, le Mal est là, dès l’origine, dans la structure même de la fondation américaine. Lorsque Sergio Léone réalise Il était une fois l’Amérique, il nous montre de suite, comme naturelle, la Mafia et le Mal. Dans la saga des Parrain, le Mal remonte à la Sicile, se transmet de père en fils, comme un héritage, et participe de l’histoire de l’Amérique. Il n’est non plus un rien qui ronge le monde de l’extérieur, mais une part cachée et fondatrice de ce monde. L’histoire de l’émergence mafieuse, de son officialisation, de façon très ambiguë, pourrait aussi être lu comme un exercice normal de la mise en place du pouvoir. Au même titre que la massacre des Indiens, il y aurait le pouvoir de la drogue. Ainsi, lorsque le mafieux rencontre l’homme politique, il n’est pas question d’idéologie ou d’argent, mais de qui a le plus de pouvoir. Ils n’entrent pas en conflit idéologique, il s’agit juste d’une guerre entre le WASP et l’Italien Catholique Gominé. Entre le premier et le dernier arrivé.
    L’origine du Mal n’est plus à côté, dans le néant ou le non-dit, il est à la fondation du monde, au cœur de l’homme, et transmise par le père. Le but du Mal n’est plus de prendre la place ou de parasiter les liens humains, il n’est pas orienté dans une direction sociale ou politique. Non. Le Mal n’a pas de but, il est une perversion : à vouloir être chef de clan et protecteur, à vouloir être la loi, on tombe dans la fascination du pouvoir, on tombe dans le Mal.
    Non plus à côté mais dès l’origine, non plus corrosif mais pervers, non plus sans visage mais incarné, non plus innommable mais fascinant. Il n’est alors plus nécessaire de montrer une bonne société attaquée : il n’y a pas de bonne société. Avec le risque idéologique suivant : s’il n’y a pas de bonne société, il n’y a pas de victime, et l’idée de Mal devient très relative. Et si la famille Corléone est perverse, elle a réussi, et la réussite reste fascinante. Le Mal devient fascinant puisqu’il n’apparaît plus en profitant des faiblesses de la société mais parce que maîtrisé par des hommes forts, par des héros.
    Lutte ou rédemption, ou du Combat et du Chant.
    De ce principe de séparation des lieux du Mal et de la présence ou de l’effacement des victimes découlent deux conceptions du Mal, et deux traitements possible. Il s’agit d’un Mal endogène ou d’un Mal exogène, et d’un Mal combattu ou d’un Mal contrôlé, et d’un Mal qui demeure irréductible et d’un Mal qui peut être traversé, transfiguré par la rédemption, la pitié ou le pardon.
    Mal exogène : le film de Rosi s’ouvre sur la ville. La caméra vole au-dessus de la ville, plan silencieux transformé comme inquiétant par la musique de Piero Piccione. La caméra semble être le regard de quelque chose qui attend. Un regard qui soudain fond sur le lieu de l’accident qui est une conséquence du Mal. Un regard qui fond sur le corps de l’enfant brisé. Le générique de fin reprendra le même plan, et la même musique : cette caméra qui flotte ainsi au-dessus de la cité n’est pas le regard subjectif du spectateur, ni une vision d’architecte ou d’urbaniste : il s’agit bien de ce Mal, permanent, de tout temps, qui demeure là et qui ne veut qu’une chose : entrer dans la société humaine, corrompre les hommes et corrompre les liens qui unissent les hommes.
    Entendons-nous bien : Rosi, compagnon de route du PCI, réalise bien un film sur la Mafia et son système d’émergence dans la politique. Mais puisque la Mafia n’est jamais nommée, jamais montrée, qu’elle est une force extérieur au monde civilisé (la Mafia est bien un signe de barbarie), et que le seul point d’intervention possible est d’agir sur les hommes qui la symbolisent (l’entrepreneur, les politiques) et non point sur l’organisation même (et que son signe soit une pieuvre ou une main sans corps la ramène bien au symbole de chose), la Mafia devient ainsi ce qui génère le Mal, qui n’a pas de corps et qui se trouve hors du monde. Vision peut-être fataliste, vision qui nous parle d’un Mal radical, hors de l’homme et qui tente l’homme, vision qui nous parle donc d’une certaine façon de satanisme. Non pas une vision puérile (la puérilité consisterait à croire en un Satan incarné dans un corps, et qui nous montrerait le Mal total et grand-guignolesque, alors qu’il s’agit de nous faire sentir l’existence d’un Mal radical qui est comme tel car sans corps, sans compassion, sans sujet…) mais une vision construite qui renvoie au choix et au combat. La fatalité est que le Mal sera toujours là, tant que le monde sera là. Le combat est qu’être du côté du Mal ou du Bien est le choix d’individus non-héroïques, le fruit d’une prise de conscience, le résultat de la force de l’esprit humain. Le Mal n’est pas héréditaire mais choisit. Il est possible que le Sujet-Entrepreneur puisse être accessible au pardon ou à la rédemption : qu’importe, tel n’est pas le sujet de ce cinéma-là. L’entrepreneur n’est pas mauvais par fatalité, héritage ou destin, il l’est par choix. Mauvais : le mot est important : chez Rosi, le Mal est extérieur, et doit toujours être combattu. L’homme n’incarnera jamais le Mal, mais simplement la mauvaiseté. La médiocrité destructrice de celui qui est mauvais. Librement. Un homme parmi les autres, qui a choisi son camp.
    Ce que nous montre Rosi, c’est le choix des hommes, et le combat perpétuellement renouvelé de la société contre la barbarie. De la civilisation contre le néant.
    À l'inverse, les Parrain de Coppola nous parlent d’un Mal endogène, héréditaire. Les trois Parrain nous parlent de la transmission de la faute. Papa Ier meurt assassiné en Sicile, l’enfant fuit aux US et devient Papa II, son fils Pacino (le choix des acteurs était aussi un adoubement : qui pourrait jouer après Marlon Brando, qui pourrait être son fils ?) sera donc Papa III. Le Parrain III nous parlera d’une filiation indirecte (empire romain) et non-réussie, et d’une la rédemption envisagée par le biais du Pape. Pape et Parrain, de ceux qui réunissent dans leur nom l’idée de Dieu et de Pére.
    Revenons maintenant sur nos deux scène de massacre encadré de deux liturgies, l’une sacrée, l’autre profane. À la fin du premier Parrain, Corléone-Pacino assume doublement le rôle de patriarche : en prenant la suite de son père, Corléone-Brando, qui vient juste d’être enterré, et en baptisant le fils de sa sœur. Double paternité symbolique et double conséquence : alors que le fils est baptisé, lavé du péché originel, le père devant Dieu commandite le massacre de tous ses ennemis. À la fin du Parrain III, Corléone-Pacino commandite la mise à mort de ses nouveaux ennemis (que ce soit les responsables de la mort d’un Pape n’a que peu d’importance : Corléone n’est toujours pas devenu un Chevalier du Graal). La liturgie qui encadre ces meurtres n’est plus cette fois-ci une liturgie catholique mais artistique : en Sicile (lieu d’origine), son fils est devenu chanteur d’opéra. La scène chantée est celle de l’apparition de la mort. De la mort violente.
    Reprenons le tissage du premier baptême et du massacre des non-innocents. Rapprochons là avec deux autres scènes du Parrain II. Corléone-Pacino demande à sa mère (rôle effacé) s’il est possibl s’il est possible de perdre sa famille. “Non” dit-elle. Peu après, la femme de Corléone-Pacino lui apprendra qu’elle n’a pas fait une fausse-couche mais bien un avortement. Outre que cette scène nous montre que la seule marge de manœuvre d’une femme dans cette famille est d’accoucher ou d’avorter, donc que sa seule fonction est d’assurer la descendance et qu’elle ne pourra jamais être épouse mais seulement mère, outre donc cette mise en évidence du rôle de la femme, rappelons ce que l’Américaine dit. “Je ne veux pas d’un autre toi. Je ne veux pas prolonger le Mal”.
    Récapitulons. Le Mal est héréditaire, transmis. Symbole ou conséquence du péché originel, il est en chaque homme. Dans le film de Coppola, il provoque deux déliaison, deux destructions internes. D’abord celle de la famille : le père, sans femme, mais avec seulement celle qui va servir de mère à ses enfants, devient un père pervers, carnivore. Être le Parrain, c’est non pas être un père mais un sur-père, un père qui n’applique pas la loi mais qui est la loi. Un père pervers qui fait de ses enfants des monstres. Monstres infantiles : les deux frères, le faux viril et le vrai faible, enfants incomplets, et le monstre qui lui succède, le carnivore, celui qui tue. Celui qui détruit. Le parrain devient donc le Mal incarné. Ensuite, seconde déliaison, ce Mal en lui le brûle, le détruit, en fait un être creux, un pantin. Retournement du symbole des affiches de Coppola : les fils du maître des marionnettes ne représentent plus cette volonté des mafieux d’êtres ceux qui décident (conversation entre Brando père et Pacino fils) mais bien la conséquence de ce Mal qui les a dévorés : les voilà pantins de leur propre désir ravageur et narcissique, les voilà enfermé dans un destin qui leur nie presque toute liberté.
    Mais précisons ce que nous entendons par Mal incarné, de Mal délimité par le corps d’un homme. Parce qu’incarné -et nous sommes ici à l’opposé du Mal Serial Killer, médiocrement construit parce sans histoire, sans famille, sans compassion, tristesse ou douleur, être monolithique donc inexistant- il devient accessible, dépassable. Une rédemption est possible. Ambiguïté du propos de Coppola : lorsque Corléone est confronté au futur Pape (parrain III), il lui dit qu’il ne regrette rien. La fascination du pouvoir, de l’exercice du pouvoir (être la loi) l’a brûlé (signe de cette brûlure, les cernes permanents autour de ses yeux, mégalomanie de celui qui a voulu porter le poids total du Mal, et qui est rongé de l’intérieur, quoi qu'il prétende), et il se pense au-delà de tout pardon, de toute rédemption. Faux, lui répond l’évêque, tout homme peut être pardonné, et sa punition à lui, Corléone, serait justement de ne pas le savoir. Ambiguïté de Coppola : puisque tout homme peut-être pardonné, tout n’est-il pas permis ? Ambiguïté qui court tout au long des trois parrains, qui est le revers de cette non-vision des victimes, de cette non-conséquence du Mal dans le quotidien des autres. De ceux qui non ne sont pas du clan, de la famille, de ceux qui ne sont pas soi.
    Mais revenons à la scène de baptême intercalée de scènes de massacre des non-innocents, des autres mafieux. Perversité absolue du parrain Corléone-Pacino : il baptise, mais ce baptême n’inaugure pas une seconde naissance du fils lavé du pêché originel, mais bien son entré dans un monde de violence, dans un monde où le père parrain mégalomane prend la place de la Loi, et peut donc transformer la signification du baptême. Ce massacre est en effet celui qui l’instaure définitivement comme parrain, et comme parrain des parrains. Il est aussi le baptême du fils Corléone-Pacino qui ne veut plus faire de service militaire pour sa patrie, mais qui devient le fils remplaçant de Corléone-Brando, qui entre dans le cercle de cette famille perverse : il baptise son filleul, mais se baptise aussi par la même occasion Parrain. Lorsque le prêtre, selon les règles de la liturgie baptismale, demande au Parrain s’il renonce au Mal (“Renonces-tu à Satan, et à ses œuvres, et à ses pompes ?”), celui-ci répond trois fois oui. Il ment. Plus qu’un mensonge, il engendre cette parole barbare qui n’est que négative, que signe du Mal. Il s’agit donc d’un baptême de sang, baptême narcissique non pas tourné vers une ouverture au monde et une Loi appliquée par le père, mais une clôture sur soi et une affirmation, je suis le Père, je suis la Loi, je suis Godfather, le Père Dieu. Fin du premier Parrain.
    Milieu du second Parrain : sa femme avorte, car elle est enceinte d’un garçon. Elle ne veut pas contribuer à cette filiation, à cette transmission du Mal. Corléone comprend qu’il perd sa famille. Il conserve la garde de son fils et de sa fille, mais fait assassiner son frère, répudie sa sœur, et constate devant sa mère qui ne veut pas le croire, qu’il a perdu sa famille. Dévoré par sa fascination du pouvoir, il devient un être dévoré par un feu intérieur : un être incapable de compassion (il prétend se réconcilier avec sa sœur, mais la froideur de son visage dément -de démentir et de démence- la réalité de cette réconciliation. Il prétend se réconcilier avec son frère, mais se sera pour mieux le tuer) et un être enfermé dans le temps présent. En effet, le Mal crée aussi une coupure de l’homme avec le monde et avec le temps : le Mal est aussi symbolisé par cet homme qui, pour posséder le pouvoir temporel, se trouve enfermé dans un présent absolu, sans la possibilité d’espérer un amour filial qui lui fera traverser la mort. Cette solitude absolue, est d’autant plus dévorante qu’elle ne laisse la place à aucun autre sentiment : ni remords ni regret ni pitié. Tout homme ou toute femme, enfant ou épouse, victime ou bourreau, pris dans sa ravageante volonté d’être la loi, ne sont plus pour lui que des objets. Le voilà totalement seul au monde. Pourtant il conserve la garde de son fils et de sa fille.
    Le Parrain III nous parle de cette fille, et presque pas du fils. Et du cousin (le baptisé ?), joué par Andy Garcia, qui est celui qui prendra la suite des Corléone. Un peu de sang commun et la même violence permettront cette filiation. Ainsi qu’une scène précise, à la fois cinématographiquement douteuse car complaisante, mais malgré tout symboliquement viable : le premier double meurtre de ce Parrain III. Garcia vient de séduire une journaliste américaine blonde. Les voila chez lui, elle en chemisette (Coppola, prude, n’ira pas plus loin que nous montrer ses jambes, belles, suffisamment belle pour créer un début de sensualité) et eux deux prêt à passer à l’acte. Un bruit. Deux tueur sont là. Il n’y aura donc pas de sexualité mais de la violence. Les deux tueurs seront abattus. Quant à la journaliste, elle ne reviendra pas. Détail du scénario que cette scène, mais aussi point de départ de l’entrée du personnage joué par Garcia dans la famille Corléone : sa jouissance n’est pas venu de la femme (jamais une relation de couple ne mène à la jouissance chez les Corléone, seulement à la reproduction) mais bien de la violence. Soit.
    Revenons maintenant aux deux enfants. Le fils et la Fille. Fille avec une majuscule : Corléone-Pacino est fou de sa fille. Pour la première fois une femme l’émeut. Pas un fils, une fille : quoique œdipien, cet amour inaugure peut-être aussi une possibilité de rupture avec ses filiations mâle-Mal. Mais non : la fille sera tuée, car Corléone ne cesse pas d’être un parrain. Un parrain, donc un père saturnien, dévorateur, incapable de faire cesser la violence. Soulignons malgré tout le retour d’une certaine ambiguïté : la mort de cette fille, la seule personne qu’il ait été capable d’aimer, et qui le renvoie cette fois-ci à une solitude enfin douloureuse n’est elle pas ce qui va lui permettre d’accéder à la rédemption ? C’est possible : la comparaison de la mort joyeuse du vieux Corléone-Brando jouant avec son petit-fils, et jouant à être ce qu’il est, un monstre, avec la mort solitaire de Corléone-Pacino en Sicile pourrait nous confirmer cette supposition. Émettons Malgré tout une réserve : les ruines somptueuses de la Villa Corléone, dans une Italie d’Empereur romain pourraient aussi signifier la mort d’un prince, d’un roi, de n’importe quel homme de pouvoir. Et peut-être de nous dire qu’un tel destin n’est pas si horrible que cela, que cette solitude désespérée mais rédemptrice n’est pas un poids trop lourd à payer pour un tel pouvoir. Ambiguïté des choix. Absence de jugement. Coppola, à la différence de Rosi, n’est pas éthique : il propose bien une histoire du Mal, une possibilité de rédemption, mais il ne semble pas qu’il juge ce Mal. Vive le destin, adieu les victimes, reste le soleil couchant sur les vignes du Mezzogiorno.
    Mais le fils ? Ce fils qui n’a pas produit de petit-fils égayant la mort du Corléone-Pacino, où est-il ? En Sicile lui aussi. Il n’a pas pardonné à son père cette dévoration de la famille, et n’a manifestement pas fondé sa propre famille. Nous le voyons sur scène, chantant dans un opéra qui met en scène la vengeance et la mort. C’est cette étrange liturgie qui encadre le massacre du Parrain III, massacre qui se clôture pas la mort de la fille et, malgré la présence du Garcia adopté, qui signifie la fin de la famille Corléone. Le fils joue et chante le rôle du père, et la mort apparaît, chantée et magnifique, inquiétante et fascinante, mais jouée. Pas de meurtre réel, mais du chant. Non pas le silence des massacres, mais la voix sublimée par le chant. Non pas la personne détruite par ses forces internes, ce point d’horreur ravageur qui est ce qu’ici nous avons appelé Mal, mais la sublimation de ces forces destructrices et impérieuses, leur transformation, leur transmutation en création. Non plus engendrement d’un fils monstrueux, mais création d’une œuvre d’art, non plus assimilation de la loi à un nom, faisait de ce doublet une perversion carnivore, mais transformation de ce nom en une signature, celle qui clôture alors tout œuvre d’art, toute tentative de traverser le Mal par le langage.
    Jean-Luc André d’Asciano

    Publié in Textuel

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  • Librairie éphémère

    Les éditions LŒil d’or et Passage piétons organisent la librairie éphémère. Celle-ci présente la production de cinquante éditeurs, des lectures, des mises en scènes et des expositions autour de textes rares, du 26 mai 2009 au 7 juin 2009 à la Halle Saint Pierre.

     Halle Saint pierre, 2 rue Ronsard, 75018 Paris, 01 42 58 72 80 ouvert tous les jours de 10 h à 18 hcontact :Passages piétons, Isabel Gautray, 15 rue Saint Bernard, XIe Paris ; 01 43 67 49 10, passagepietons@wanadoo.fr
    L’Œil d’or, Jean-Luc d’asciano, 97, rue de Belleville XIXe Paris 01 53 19 14 52 loeildor@free.fr

     

    Le principe

    En mai 2009, pour la onzième fois – au rythme de deux sessions par an – la Librairie éphémère s’installe à la Halle Saint Pierre.

    Il est de plus en plus difficile, pour des éditeurs indépendants, de montrer leur production au public. Face à cette constatation, les éditions Passage piétons et L’Œil d’or organisent cette manifestation et proposent aux visiteurs-lecteurs la production d’une cinquantaine d’éditeurs. Le choix de ces derniers est fait par accointances éditoriales ou amicales. Toutes ces maisons sont indépendantes et proposent des ouvrages originaux. Leurs titres sont parfois difficiles à trouver dans le réseau ordinaire tant en raison de leurs formats ou de leurs tirages que pour des raisons inhérentes aux principes mêmes de la diffusion des livres. Réalisé avec la librairie de la halle Saint Pierre, cet événement respecte la chaîne du livre.

    L’événement et quelques chiffres

    La manifestation s’organise autour de trois axes : La librairie éphémère, les expositions, les lectures et spectacles.

    La librairie éphémère : la Librairie éphémère présente 50 éditeurs que nous tâchons de renouveler pour un cinquième à chaque cession. En moyenne, ce sont près de 800 titres qui sont ainsi présenté au public.

    Les expositions : profitant du fait d’être dans un musée, nous avons à cœur de présenter de véritables expositions d’œuvres d’artistes liés à des éditeurs présents.

    Les lectures, les mises en espaces, les représentations : si à l’origine nous avons proposé aux éditeurs d’organiser des lectures de leurs textes, nos espérances ont été dépassées. Il y a ainsi eu des lectures par les auteurs, des « mises en lecture » effectuées par des comédiens, des mises en scène effectuées par des compagnies théâtrales, utilisant l’amphithéâtre gracieusement mis à notre disposition par la Halle Saint Pierre. L’entrée des représentations est gratuite.

     

    Les invités

    Des éditeurs québécois Éditions du passage , Planète rebelle ,  émoire d’encrier , et Ab Irato , à Rebours , Anacharsis , Art&fiction , La Barque , La Belle Gabrielle , La Bibliothèque , Bleu autour , Bouchène , Carnet de dessert lune , Circa 1924 , Cochon pendu , Colophon , Compagnie Créative , Des Cendres , Dilecta , La Dragonne , L’Échappée , Les Fondeurs de Briques , Fanlac , Frédéric , Grandir , Grèges , Harpo & , Lettr’ange , Lirabelle , L’Idée bleue , Mare Nostrum , Michel Houdiart , Migrilude , M. Toussaint l’ouverture , Nuit Myrtide , La part des anges , Le Passager Clandestin , Pegg , Plonk et replonk , Recoins , Ritagada , Rougerie , Sillage , Le Sonneur , Stlaker , Trouvères & compagnies , Vedrulla  , Yvette & Paulette , Zédélé , Zinc.

     

    PROGRAMME

    Jeudi 28 mai à partir de 17 h, vernissage (Entrée libre)

    Des livres, du vin, du fromage et de la musique.

    Vendredi 29 mai, auditorium 16 h 00 (Entrée libre)

    Cirques, par la compagnie des Treizièmes, de Jean-Luc A. d’Asciano (texte publié aux éditions Passages piétons). Mise en scène de Thibault Amorfini, avec Marion Amiaud, Pascal Nawojski. Musique. Aurore Juin. Un enfant solitaire mais nullement fils unique rencontre un cirque stationné dans le terrain vague en bas de chez lui. Entre le cirque familial et l’autre, animaux à poils et à peaux se croisent.

    Samedi 30 mai, auditorium 16 h 00 (Entrée libre)

    Cirques, par la compagnie des Treizièmes, de Jean-Luc A. d’Asciano (texte publié aux éditions Passages piétons). Mise en scène de Thibault Amorfini, avec Marion Amiaud, Pascal Nawojski. Musique.Aurore Juin

    Vendredi 5 juin, 14 heures 18 heures, auditorium (Entrée libre)

    Hommage à Mouloudji, avec les éditions de la Balle Gabrielle, à l’occasion de la parution de Mouloudji, l’homme au coquelicot de Gille Schlesser. Projection de Les Disparus de Saint Agil à 15 heures. À 17 heures, Gregory Mouloudji, son fils, interprétera quelques grands succès de son père. Rencontre amicale autour d’un apéro en fin d’après-midi. Dédicaces de Gilles Schlesser pour Mouloudji, l’homme au coquelicot et de Jean-Manuel Gabert pour Fantômas, le magicien du crime.

    Samedi 6 juin 2009 : Conférence de Serge Tribolet : La poésie et l’objet perdu. Voir l’indicible, dire l’invisible, prendre le manque comme présence. Comment la poésie peut éclairer la théorie psychanalytique. Tarif pour une conférence : 10€. Réservation obligatoire : 01 42 58 72 89

    Dimanche 7 juin 2009 de 10h00 à 18h00 : conférences et concert

    Journée Pandora au musée de la Halle Saint Pierre : Folies à l’œuvre, suivi du concert « Sourires » de JACINTA à 18 heures, auteur-compositeur, s’exprimant dans un répertoire yiddish,judéo-espagnol et argentin. La journée colloque : 5€… Colloque et concert : 15€, concert seul : 12€. Réservation: 01 42 58 72 89
    librairie ephemere : des livres et du théâtre…
     

     


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  • Artifices

     

     

     

    “M

    arcel porte une perruque !” Non seulement je n’ai jamais aimé Marie mais Marcel ne s’appelle pas Marcel. Simplement, il est gros, la tapisserie de sa mansarde est laide et ses sous-vêtements sont sales, aussi pour nous, depuis bientôt douze mois, il est Marcel, le voisin de Marie, l’homme sans femme, le veuf que nous épions par la fenêtre. Marie me rejoint, observe la scène puis frémit : “Je croyais qu’il recevait une pute, en fait ce n’est que lui”. Je me tais, j’aurais dû ne rien dire. Marie me regarde, triste. Doucement, je caresse ses cheveux. “Reste” dit-elle. J’acquiesce en silence avant de l’embrasser, avec une infinie douceur. “Baiser facile, baiser de traître. Obscène Judas”. Je l’embrasse plus fort, luttant contre cette voix qui me dédouble, me commente et me poursuit. Je prononce son prénom, sens ses larmes qui coulent sur ses joues, que je lèche, avale, goûtant au sel de sa tristesse avant de percevoir cette montée du désir, violente, menaçante, radicalement liée au temps, à l’adieu, à la dernière fois. Car je quitte Marie. “Tu l’as toujours quitté”. Qu’importe ce que je me reproche. C’est moi qui la conduit vers son lit, qui l’embrasse, la déshabille au milieu de nos larmes alors que je bande, alors qu’elle m’attire en elle, alors que nous basculons en un même mouvement qui se devrait d’être une intimité de sang, de sueur et d’âme. Mais je ne peux la regarder. Mon double devient maître des images et des regrets, il me transforme en marionnette de désirs factices, me propose d’autres corps, d’autres visages, d’autres couleurs de peau, murmurant un si-c’était-une-autre sous forme de ressac funèbre. J’embrasse ses lèvres en rêvant d’une bouche inconnue, invoque un amour défunt puis un être imaginaire, spécule sur un impossible reflet et désire âprement un corps semblable à ceux de mes fantasmes, qui m’écraserait d’une évidence douloureuse, qui engendrerait joie et simplicité. Un corps qui ne renverrait qu’à lui-même, que j’aurais peur de perdre et m’apaiserait de manière définitive. “Fou. Malade. Menteur” susurre mon double. Un corps qui ferait taire cette voix. Un corps qui ne me ferait pas regretter, au moment de la jouissance, les mille séductions du monde, le possible de toutes les autres, le mieux de tout ce que je n’ai pas encore saisi. “Vas-t-en” murmure-t-elle. “Vas-t-en” répète-t-elle.

     

                Alors je me lève, rassemble mes vêtements et, parce que je n’ose pas la regarder, me rhabille près de la fenêtre. En face, Marcel se coiffe. Il ne porte d’autre signe de travestissement que cette perruque orangée et, d’un geste lent, insistant, répété, se coiffe. Se sentant observé, il se retourne, me voit, sourit : sa main droite est crispée sur une brosse argentée. Il pleure. Comme Marie derrière moi. Je m’en vais sans me retourner, essaye de ne pas claquer la porte, descends les cinq étages. Le sourire de Marie lorsqu’elle mord dans une tranche de citron, avec ses dents aiguisées, animales, gourmandes. L’émouvante surprise de ses seins lorsque je la déshabille. Sa voix aux intonations sarcastiques. Ses yeux en amandes. L’odeur de ses cheveux. Son “bonjour” du matin, au premier réveille, au premier regard. Le goût de sa peau, de sa sueur. Ses hésitations de chaque jour. Ses peurs. Je ne l’ai jamais aimé ? Jamais. Si. Non. “Ce n’est pas juste. Tu n’es pas juste. Tu es injuste”. Me voilà en bas, je cherche des cigarettes : je n’en ai plus, j’ai laissé mon paquet là-haut. La main vide, en manque, je scrute la façade de l’immeuble avant d’y retourne, de prendre l’autre escalier, de grimper quatre étage et de frapper à une porte inconnue. “C’est ouvert”. Il ne demande même pas qui je suis. Me voilà chez Marcel : sur les murs court une tapisserie aux motifs cauchemardesques, vieille de trente ans. Minuscule mansarde avec une commode encombrée de photographies, de la même femme, rousse, et d’un miroir devant lequel Marcel, assis, se coiffe avec respect, quoiqu’en larmes. Des larmes douces, régulières, amicales. “Ce qui me manque le plus, c’est ce geste”. Je ne réponds rien. “Tous les soirs, elle se coiffait devant ce miroir… J’aimais tant la regarder… Des fois, c’est moi qui la coiffais…C’était si beau, si beau…” Auriez-vous une cigarette, aimerais-je dire, mais mon double me fait taire. En silence, j’entre dans la pièce, lui enlève la brosse des mains, me place derrière lui et, tranquillement, le coiffe. Il ferme les yeux. Il pleure encore mais, tout bas, chantonne.

     

     

    Jean-Luc A. d’Asciano ©

    Publié in L’esprit des ronces, éditions Nuit Myrtide, Lille, 2004 

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