• Artifices

    Artifices

     

     

     

    “M

    arcel porte une perruque !” Non seulement je n’ai jamais aimé Marie mais Marcel ne s’appelle pas Marcel. Simplement, il est gros, la tapisserie de sa mansarde est laide et ses sous-vêtements sont sales, aussi pour nous, depuis bientôt douze mois, il est Marcel, le voisin de Marie, l’homme sans femme, le veuf que nous épions par la fenêtre. Marie me rejoint, observe la scène puis frémit : “Je croyais qu’il recevait une pute, en fait ce n’est que lui”. Je me tais, j’aurais dû ne rien dire. Marie me regarde, triste. Doucement, je caresse ses cheveux. “Reste” dit-elle. J’acquiesce en silence avant de l’embrasser, avec une infinie douceur. “Baiser facile, baiser de traître. Obscène Judas”. Je l’embrasse plus fort, luttant contre cette voix qui me dédouble, me commente et me poursuit. Je prononce son prénom, sens ses larmes qui coulent sur ses joues, que je lèche, avale, goûtant au sel de sa tristesse avant de percevoir cette montée du désir, violente, menaçante, radicalement liée au temps, à l’adieu, à la dernière fois. Car je quitte Marie. “Tu l’as toujours quitté”. Qu’importe ce que je me reproche. C’est moi qui la conduit vers son lit, qui l’embrasse, la déshabille au milieu de nos larmes alors que je bande, alors qu’elle m’attire en elle, alors que nous basculons en un même mouvement qui se devrait d’être une intimité de sang, de sueur et d’âme. Mais je ne peux la regarder. Mon double devient maître des images et des regrets, il me transforme en marionnette de désirs factices, me propose d’autres corps, d’autres visages, d’autres couleurs de peau, murmurant un si-c’était-une-autre sous forme de ressac funèbre. J’embrasse ses lèvres en rêvant d’une bouche inconnue, invoque un amour défunt puis un être imaginaire, spécule sur un impossible reflet et désire âprement un corps semblable à ceux de mes fantasmes, qui m’écraserait d’une évidence douloureuse, qui engendrerait joie et simplicité. Un corps qui ne renverrait qu’à lui-même, que j’aurais peur de perdre et m’apaiserait de manière définitive. “Fou. Malade. Menteur” susurre mon double. Un corps qui ferait taire cette voix. Un corps qui ne me ferait pas regretter, au moment de la jouissance, les mille séductions du monde, le possible de toutes les autres, le mieux de tout ce que je n’ai pas encore saisi. “Vas-t-en” murmure-t-elle. “Vas-t-en” répète-t-elle.

     

                Alors je me lève, rassemble mes vêtements et, parce que je n’ose pas la regarder, me rhabille près de la fenêtre. En face, Marcel se coiffe. Il ne porte d’autre signe de travestissement que cette perruque orangée et, d’un geste lent, insistant, répété, se coiffe. Se sentant observé, il se retourne, me voit, sourit : sa main droite est crispée sur une brosse argentée. Il pleure. Comme Marie derrière moi. Je m’en vais sans me retourner, essaye de ne pas claquer la porte, descends les cinq étages. Le sourire de Marie lorsqu’elle mord dans une tranche de citron, avec ses dents aiguisées, animales, gourmandes. L’émouvante surprise de ses seins lorsque je la déshabille. Sa voix aux intonations sarcastiques. Ses yeux en amandes. L’odeur de ses cheveux. Son “bonjour” du matin, au premier réveille, au premier regard. Le goût de sa peau, de sa sueur. Ses hésitations de chaque jour. Ses peurs. Je ne l’ai jamais aimé ? Jamais. Si. Non. “Ce n’est pas juste. Tu n’es pas juste. Tu es injuste”. Me voilà en bas, je cherche des cigarettes : je n’en ai plus, j’ai laissé mon paquet là-haut. La main vide, en manque, je scrute la façade de l’immeuble avant d’y retourne, de prendre l’autre escalier, de grimper quatre étage et de frapper à une porte inconnue. “C’est ouvert”. Il ne demande même pas qui je suis. Me voilà chez Marcel : sur les murs court une tapisserie aux motifs cauchemardesques, vieille de trente ans. Minuscule mansarde avec une commode encombrée de photographies, de la même femme, rousse, et d’un miroir devant lequel Marcel, assis, se coiffe avec respect, quoiqu’en larmes. Des larmes douces, régulières, amicales. “Ce qui me manque le plus, c’est ce geste”. Je ne réponds rien. “Tous les soirs, elle se coiffait devant ce miroir… J’aimais tant la regarder… Des fois, c’est moi qui la coiffais…C’était si beau, si beau…” Auriez-vous une cigarette, aimerais-je dire, mais mon double me fait taire. En silence, j’entre dans la pièce, lui enlève la brosse des mains, me place derrière lui et, tranquillement, le coiffe. Il ferme les yeux. Il pleure encore mais, tout bas, chantonne.

     

     

    Jean-Luc A. d’Asciano ©

    Publié in L’esprit des ronces, éditions Nuit Myrtide, Lille, 2004 

    Tags Tags : , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :