• Le Clandestin
    ou de l’homme poétique.
    “Ils se moquaient bien de mes poignets. Ils me regardaient et ils savaient. Ils savaient qu’au fond j’étais des leurs, que je ne faisais que jouer un peu de comédie. (…) Et pourquoi cette petite femme grise resta-t-elle debout à côté de moi (...)? Je sentais que c’était un signe, un signe pour les initiés, un signe que les épaves connaissent. Je devinais qu’elle voulait me dire d’aller quelque part ou de faire quelque chose.”
    Rainer Maria Rilke


     
    Ce n’est qu’alors qu’il se trouvait sous la douche qu’il prit conscience de son rêve : l’eau coulait depuis déjà suffisamment longtemps pour avoir recouvert les vitres et les miroirs de buée, épaissie la pièce de nuages de vapeur au point d’en estomper les contours, de la rendre isolée, monde en elle, et il ne savait plus depuis combien de temps il était là, immobile sous la chaleur, le dos ruisselant, plongé dans un plaisir quasi animal d’étirement sans geste, de recèlement de la peau sur sa chair, quand s’imposa à lui, comme enfin dégagée de ce qui la dissimulait par ce jet incessant d’eau, l’image de lui-même allongé sur ses draps et nu, et de sa chambre éteinte, avec, sur la bordure du lit, une opacification de la nuit qui, lentement, prenait la forme d’un homme accroupi, et regardant. Il se rappelait maintenant que cette image l’avait éveillé et il coupa l’eau de la douche, permettant ainsi l’intrusion de la musique.
    Celle-ci emplissait tout l’espace alentour et se laissait deviner dramatique, contant une probable histoire de mort nette, inéluctable et peut-être belle, heureusement belle. Il enfila sa robe de chambre et ouvrit la porte, aérant la pièce de toute cette eau aérienne et maintenant infecte de trop d’odeurs, sortit et traversa un couloir (toujours la puissance de la musique) pour entrer dans une cuisine où un café tiède et fort attendait, exactement contenu par une tasse blanche dont la douceur et la beauté ne pouvaient qu’éveiller les mains les plus calleuses, nous rappelant que les objets les plus simples peuvent être porteurs de messages d’amour.
    Et cet homme-là devait être aimé des objets : aucun bon goût, aucun sens des couleurs et des formes ne pouvaient justifier cette parfaite complicité de sa main avec la porcelaine, de son corps avec la chaise et de la totalité de la pièce qui, même dans le plus grand désordre, conservait une impassibilité superbe, un art de jouer avec les ombres et les lumières qui tissaient autour de son occupant décentré et magnifique des ailes recouvrantes, sorte de vêtement de chose en écho de trésors nous dévoilant que cet assis là était doté d’une façon d’être ne pouvant que dépasser toute façon d’avoir, et qui annonçait, aux plus subtils, la froide élégance des absolument seuls.
    Puis tout un coup, comme à la pointe d’un décompte, tout intérieur et donc non respecté, aboutissant sur le remords de n’avoir pas su se lever, puis finalement, mais trop tard - (un trop tard absurde puisqu’aucune heure réelle n’était fixée, mais la connaissance de cette absurdité ne lui servait à rien : l’idée de faute était là)- se dressant d’un geste situé entre le levé et le bond, il provoqua une accélération de lui-même qui non seulement le mit debout mais aussi l’habilla et le fit retraverser l’appartement pour arriver dans la pièce dite de musique. Là se trouvaient deux fauteuils noirs et légèrement luisants, sortes de trônes de fer forgé pour des peuplades de squelettes sages, un masque géant, de bois aussi noir mais peint de couleurs vives, désignant les trônes comme africains et les peuplades comme sages mais guerrières, et enfin la platine, sur laquelle il se pencha, coupant le son et appuyant sur la touche de sortie pour ranger le CD dans le mur. La fenêtre de cette pièce, comme il se devait, était toujours fermée : en guise d’aération, il brûlait de l’encens.
    La porte claqua dans son dos : habillé avec un air de prêtrise, il cligna des yeux face au froid du matin : son visage était osseux, angulaire, et son expression, parfaitement neutre dans son désamour du dehors, ne se trahissait qu’en un point de son cou, d’entre le cou et le col, où la peau semblait s’affaisser. Au lieu-dit de la jugulaire, les muscles ne tenaient plus et prétendaient au double menton. Après il fallut attendre le bus. Le bus était plein et ponctuel en son retard. Il y monta et ferma les yeux : vers dix-neuf heures, tout serait fini.
    Il était dans sa chambre, sa chambre à lui maintenant, mais pourtant il était d’un âge bien antérieur à sa prise de possession : il pensait : “dans mon lit, mon corps doit être revenu plus de dix années en arrière, vers l’âge de douze ans, alors que nous n’habitions pas encore ici”, mais cela ne le troublait pas : il avait douze ans, il était dans son lit et il observait avec intérêt : la chose se trouvait sur la bordure en fer, et n’était pas encore tout à fait discernable, elle était encore sans contour, sans raison d’être. Puis quelque chose changea dans les proportions de la nuit, tout sembla s’obscurcir, s’épaissir en noir alors que la chose, elle, prenait une teinte de bronze, d’un bronze huileux, comme en sueur. Ce ne fut qu’à l’apparition des yeux que l’enfant commença à s’émouvoir, à avoir peur : c’étaient des yeux obliques aux grains de feux, des presque yeux de Chats qui pourtant évoquaient indiciblement l’humain, et qui le fixaient, lui, minuscule d’entre les couvertures. La forme se précisa enfin, devenant un homme accroupi sur la bordure, se balançant doucement, et dont les traits encore imprécis étaient pleins de menace.
    Il s’éveilla sans surprise, ne se rappelant du rêve que sa lenteur mais se sachant coutumier de ces songes à fins voilées en forme de salut, et ne s’en souciant que peu. Il se leva, enfila sa robe de chambre et alla dans la pièce à musique. Ses parents avaient téléphoné dans la soirée, ils auraient vingt-quatre heures de retard. Il retira le drap du fauteuil, s’assit et regarda l’horloge. Il appuya sur la télécommande : la musique emplit la pièce, basse. Juste assez pour ne pas éveiller sa sœur.
    Alors que sa main hésite aux alentours de la jugulaire, il songe aux retrouvailles universelles des hommes du matin, alors qu’ils appartiennent tous à cette obscure et désuète communauté d’êtres virils se rasant et se regardant, à la fois méfiance et admiration de soi, attention délicate que l’on s’accorde pour ne pas se couper. Sa main hésite, consciente d’accomplir des gestes de seuil, de participer au rituel d’une même clôture pour une multitude de nuits différentes, d’appartenir à un moment d’intimité clandestine d’avec soi et d’avec tous les autres. Puis sa main cesse d’hésiter et remonte vers la tempe, et, lorsqu’il termine son geste, il pense que cette Épinal répétition est poétique parce que, comme geste de tous et de tout temps, il est éternel, et il aime être de toute éternité.
    Enfin son visage est net, et, pendant un bref instant, le temps d’une reconnaissance de lui-même, il se sait beau.
    Rasé, il s’habilla, ayant toujours l’air d’appartenir à une confrérie monacale et peut-être secrète, puis sortit et, comme tous les matins, alla vers le port. De sa démarche lente il fit un parcours que son corps maintenant connaissait aussi de cœur, saluant la puissance des arbres et la constance des pierres, pour enfin, et là en lui toujours cette émotion mêlée, contempler le fleuve et ses navires en partance, coques majestueuses et rouillées gravées de noms aux lettres décrépies, rongées par d’étonnants parasites affirmant la puissance et l’éternité des conchyliens sur toutes les proues du monde.
    Il s’arrêta, d’aplomb sur le quai, alluma une cigarette et songea aux départs dont le rituel mille fois répété des manœuvres de désamarrage s’accomplissait une fois de plus devant lui, et, face aux mouvements de ces reptiliens maritimes - (Dinosaures paissant le long des embarcadères, soulevant de l’eau du port des remugles de boue, des pestilences de mazout et des formes douteuses, tout un monde de bas-fond qui semble revenir à nous pour crever la surface en pustule d’eau et être, dans son indécision de forme et son évidente puanteur, étonnement vivant, bien plus vivant que le reste, que ce qui se trouve en terre.)- il comprit que ces monstres migrateurs n’étaient pas seulement des survivants de temps révolus mais aussi des survivants de la vie même, frôlant les parages morts de nos côtes pour se charger de secrètes marchandises, retraversant les eaux pour arriver en une autre cité morte elle aussi, accomplissant alors un échange probablement avilissant, et repartant ensuite vers encore une nouvelle mégalopole écarlate.
    Éteignant son mégot (Et au moment du geste appuyé de la pointe du pied sur le tabac brûlant, la vision brève, tout aussi brûlante et aussi vite oubliée, de lui chargeant une arme) il se dit que ces êtres-là n’avaient pu survivre qu’en passant ce contrat avec le monde des morts, en leur servant de porteurs colossaux et patients, devenant alors à la fois esclaves avilis et derniers géants, êtres d’autant plus superbes qu’acceptant cet assujettissement avec impassibilité, nous le signalant comme dérisoire, comme don de leur immensité à notre médiocrité.
    En ce lieu de sa rêverie, il referma de sa main gauche les revers de son manteau et se mit en marche : la matinée était sombre, éclairée par des cieux phosphorés qui maintenant crevaient en pluie bientôt battante, et il dut refluer vers le “Saint-Georges”, café-tabac de dockers aux membres incroyablement épais, et commanda un paquet de cigarettes brunes et un café bientôt suivit d’un calva, conscient et heureux d’appartenir à un cliché.
    Face à la porte immense de l’appartement, mais encore dehors, il s’arrêta, les cheveux, le visage et les épaules trempées par la pluie. De sa poche il sortit ses clefs en laiton, en introduisit une dans la serrure mais, avant de la tourner, sentit s’instaurer en lui une fatigue de tous ses membres qui amena doucement son front contre le bois, le laissant immobile, les yeux fermés et désirant la mort. Cela ne dura qu’un instant, sorte de douleur enclose au centre d’une seconde, le temps d’un vacillement et d’une courbure de nuque, et déjà il se redressait et sa main terminait son geste quand, au moment de l’ouverture de la porte, alors qu’il était encore en seuil, il se rappela et oublia, dans un même mouvement, son rêve. Puis son visage s’éclaira d’un sourire et il salua son Chat.
    Celui-ci était assis au milieu du couloir, parfaitement immobile dans sa religieuse blancheur si ce n’était par son habituel et énigmatique clignement des paupières, mouvement nullement mammifère et peut-être divin qu’il accomplissait avec lenteur, encensé de la calme certitude que rien ne se passerait pendant la clôture de sa vue. “Il a dû entrer quand tu sortais.” Sa sœur se trouvait dans l’encadrement de la porte, et alors qu’il notait la nouveauté d’une robe noire au tissu soyeux, il tenta de se souvenir, se demandant s’il avait croisé Le Chat au moment de sa sortie. Puis sa sœur partit, retournant dans la cuisine où l’attendait le déjeuner. Il mangea silencieusement, sous le regard désapprobateur de La Parlante, désapprobation qui impliquait un message sûrement familial. Fatigué par avance, il arriva au dessert et, celui-ci terminé, attendit le sermon. “Les parents ont appelé.” Il tenta un sourire qu’il trouva de suite mal placé et s’efforça d’écouter. Ils s’inquiétaient pour lui, son avenir. Il alluma une cigarette, réfléchissant à l’injuste devoir que la famille laissait à la charge de leur fille, celui de traiter avec lui. Celle-ci s’arrêta soudain. “Tu ne dors toujours pas ?” 
     
     Au ton de sa voix il la regarda et put enfin sourire, un de ces immenses sourires qui transformaient la totalité de son corps, l’auréolant de la beauté des saints, mais de saints noirs dormant à l’ombre des palétuviers, bercés par des clairs obscurs de bayous et des langueurs d’alligators, de saints de la Nouvelle-Orléans au sang battant en rythme et inspirant aux extrémités des membres des envies de vies et de danses, d’un en somme saint au sourire chantant et si étonnamment élégant qui se trouverait soudain devant sa sœur elle aussi sainte mais des bords de l’Arno, fille à la beauté toscane aux yeux en amandes, épure de Giotto à l’essentielle beauté des êtres regardant et voyant, et les voilà face à face, lui si incroyablement vivant et elle si effroyablement voyante, laissant la totalité du monde s’estomper devant leur amour de l’un pour l’autre, lien indicible et survivant d’un paradis perdu, peut-être situé en enfance mais nullement enfantin, et qui me sera toujours incompréhensible.
    Puis elle détourna son regard et commença à débarrasser la table, silencieusement. Lui continua de la regarder, toujours aussi silencieusement, et s’alluma une seconde cigarette. Le Chat bailla à la vue de tous ces anges fuyants et elle enfin s’arrêta et s’assit de nouveau : “La fuite n’est pas art.” Cette phrase était la suite d’une conversation précédente, et qu’il refusa de reprendre. elle le regarda encore une fois, immensément triste et méprisante, puis partit vêtue de sa robe faussement endeuillée mais sûrement sensuelle, et lui demeura immobile. Pendant un instant il sentit son crâne hurler, eut envie de pleurer, mais tout cela était trop sec et lui trop loin de toute délivrance. Il releva sa tête et regarda, les yeux brûlants, les objets alentours dont la beauté lui parut agressive et anormalement nette, puis, allumant une troisième cigarette, il se leva, ouvrit un placard, sortit une bouteille de vodka et se servit un verre.
    Deux heures plus tard, il se trouvait au café et but sa première bière. Ses amis étaient soit en cours soit au travail, il avait donc au moins une heure trente devant lui, et cinquante francs, ce qui allait faire quatre demis. “The man who sold the world” : il ferma les yeux en reconnaissant Bowie et commença d’attendre. La musique et la contemplation de la vie, symbolisée par le spectacle des passants souvent anonymes et tous uniques, lui suffisaient comme occupation, pourtant, au bout de quelques minutes, il ouvrit les yeux et, plutôt que de regarder ceux du dehors, demanda le journal.
    Il déplia les feuilles sur la table et parcouru les titres, commença quelques articles pour toujours s’arrêter rapidement : la banalité et le prépensé des journalistes l’écœuraient, le mal sort du monde si soigneusement lointain lui donnait des envies de pleurer, envies qui lui semblaient aussitôt indécentes. Il replia le journal et le rendit au barman.
    À la fin de l’heure trente il répéta encore un geste de la main, éternel et de tous bars, et le garçon lui amena sa dernière bière, sans un mot, comme un cérémonial du quotidien, comme les gestes dangereux du matin, ceux du réveil et du rasoir, et qui feront que plus tard je me souviendrai de lui, alors qu’au cours d’un repas, un tête à tête avec un grand, nous parlerons de Pessoa et de Borges, que l’on me fera l’éloge du premier qui dans son immobilité savait être d’éternité, homme d’inaction et de divinité et que moi, déjà agacé par le pressentiment de la réponse que l’on allait me faire, je demandais : “Mais s’il n’avait jamais écrit ?”. L’homme en face de moi ce soir-là, avec cette coquetterie et cette force de ceux qui, justement, écrivent, et sourient devant notre pugnacité d’insecte analytique si obligatoirement hors des choses, me répondit : “quelle importance ?” C’est alors que j’ai senti se lever en moi cette haine pour ce pas si saint buveur dont je méprisais l’inaction et dont l’étrange fin, à l’image de la fascination et de la séduction qu’il exerçait sur tous, est devenue une légende qui, aussi négative est-elle, ou justement parce que négative, me semble contenir un avertissement et un ordre qui me sont exclusivement destinés.
    Mais pour lui là-bas, ce pas si saint buveur loin dans le temps, en arrière, l’attente vient de se terminer : ses premiers amis arrivent alors qu’un homme voit un homme se transformer en oiseau, puis un oiseau se transformer en tigre. “Magic and Loss”. Les amis arrivent, les uns après les autres, s’installent et commandent un verre. Les yeux se fendent et des flammes brillent, qu’importe la perte voilà la magie, celle du virtuel héroïque des cafés où soudain les hommes se sentent frères et amis, où les cols se desserrent et les gestes deviennent plus amples, plus généreux, miracles des alcools et du temps consumés, miracle d’être assis et de sentir sa vie couler en soi et hors de soi, hémorragie inverse des vins qui nous apprend que nous sommes mourants mais aussi que pour cela nous devons être vivants, double vérité dont nous sommes si souvent peu sûrs. Alors dans cette métaphysique de l’ivresse douce luit la certitude tout aussi douce que, s’il existe plusieurs façons de trouver la vérité, le vin en est une. Et lui maintenant parle avec son sourire de saint et professe des vérités, se transformant en conteur de comptoir, enrichissant ce lieu et les êtres alentour de sa rare élégance. À dix-neuf heures précises, comme à son habitude, il retourna chez lui.
    Arrivé chez lui il constata que cela était de nouveau chez eux, et dans le lointain de son esprit se posa la question de savoir si ce eux l’incluaient ou l’excluait de l’ensemble : dans le séjour se trouvaient des caisses à demi-ouvertes voire éventrées, toute une cargaison d’objets et de tissus qui, dans leur éparpillement incongru, terrible, aux senteurs de Pillages et de Naufrages - (Pillages de tombes et de sarcophages, viol des morts aux risques d’antiques malédictions et d’énigmes soudain inscrites à même la peau, indélébiles et puantes, faisant frémir, parce que reconnaissant dans ces énigmes le signe de leurs ancêtres, les survivants alcooliques des anciens royaumes. Naufrages au centre des mers et des sables, naufrage toujours métaphorique, et exaltant, de l’homme dans l’infini.) - ne pouvaient que signifier le retour de ses parents.
    Prés d’une statuette féminine et enceinte qui se dressait de l’autre côté de la pièce, au milieu de tout ce qui était déjà sorti face à face des statues et de leurs caisses rappelant une guerre des choses, ébauche de résistance sous la forme d’un incompréhensible garde à vous de bronze et de bois - se trouvait le Chat immobile et blanc, inquiétant Général et seul à percevoir le murmure de ses troupes. Regardant son Chat et ses hommes de Pâques miniatures, il soupira, se rappelant qu’il était du côté des choses, puis s’assit en tailleur à côté du félin qui vint sur ses genoux. Sa mère, entrant, lui demanda s’il jouait au scribe. “Bonjour” fut sa réponse, alors qu’il se redressait d’entre les objets, et, d’un pas déjà agacé, se dirigea vers la cuisine.
    “Ton père ne rentrera que dans deux jours.” Il commençait à éplucher des oignons, éprouvant du plaisir dans les actes de couper, d’avoir un couteau dans la main et de sentir le choc de la lame sur la planche de bois, après la moindre résistance du bulbe. Durant toute cette opération sa mère continua de parler : elle était belle et s’exprimait parfaitement, développant ces phrases de grammairiens si souvent incompréhensibles à force de précision et qui endormaient en enveloppant l’auditeur malheureux, devenu proie entendante de cette exsudaison de code trop civil et d’alinéas hypnotiques. Lui ne l’écoutait pas : elle parlait toujours de son père et des raisons pour lesquelles il ne rentrerait que plus tard, raisons qui l’indifféraient au plus haut point et ne servaient, selon lui, qu’à le perturber au moment de la cuisine. “Que comptes-tu faire après l’armée ?” Là il s’arrêta, essayant de se rappeler s’il y avait eu une transition entre cette phrase et le sujet précédant. Il n’en trouva pas, et déduisit donc que cela était en réalité la seule préoccupation de sa mère. Il posa le couteau, mit de l’huile d’olive dans une poêle et commença à faire revenir les oignons. “Veux-tu me répondre ?” Il se tourna doucement et lui sourit :
    “- C’est dans plus d’un an.
    - Oui, et elle eut l’air aussi douce que lui, Mais c’est après avoir arrêté tes études que tu as choisi de devancer l’appel…
    - Donc c’est une fuite.
    - Bien sûr.
    - Et après ?
    - Après je pense être en droit de te demander si tu as une idée de ce que tu comptes faire…
    - Par la suite. Rien.
    - Tu n’en as aucune idée?”
     
      Son sourire s’accentua : “Je n’ai pas dit aucune idée. Tu as très bien compris ce que j’ai dit.” Et, lui retournant le dos, il se mit à découper dans le sens de leur longueur des poivrons puis, au moment ou sa mère s’apprêtait à partir, il l’interpella : “Ce n’est pas la peine d’en parler à ma sœur.
    - Elle est pourtant la seule qui ait une influence sur toi.
    - Justement, c’est bien pour ça que cela n’en vaut pas la peine.”
    Elle demeura debout sur le seuil de la cuisine, cherchant à comprendre cette phrase, puis, voyant qu’elle serait sans suite, alla dans son bureau pour travailler. Elle ouvrit le dossier intitulé El Shaddaï et contempla longuement l’écran, la tête entre ses mains. Elle se trouvait encore dans cette position quand le téléphone intérieur sonna, annonçant l’heure du repas. Elle se leva pour y aller, déjà inquiète à l’idée de ce tête à tête entre son fils et sa fille, ne sachant pas encore qu’une bonne surprise l’attendait : contre toute attente, il serait de bonne humeur et le repas allait être joyeux.
    À vingt-deux heures trente il se trouvait de nouveau assis au “Lézard”, écoutant cette fois-ci “L.A Woman” suivie, grâce aux vertus d’une compilation toute personnelle, d’un “The End” particulièrement prophétique. Ses amis étaient là et après un second demi ils partirent en direction d’une fête improvisée par le frère de l’un d’entre eux, élève en école d’Architecture.
    Ce ne fut que quatre heures plus tard que les mélanges d’alcools et d’herbe eurent sur lui des effets émétiques. Effets qu’il assuma par ailleurs très bien : il avait toujours considéré qu’une cuite n’est pas complète si l’on ne vomit pas et si le lendemain ne se transforme pas en douloureuse dentelle lumineuse, alors que nos crânes se sont resserrés autour de nos cerveaux et que chaque bruit devient si terriblement identifiable. En somme, il aimait autant l’alcool que ses effets faussement pervers et il savait vomir avec dignité. La seule chose qu’il considéra d’ailleurs avoir faite sans dignité était un acte de séduction. Alors qu’il naviguait déjà à vue mais encore droit, il aborda une jeune fille probablement belle et à qui il parla bien, en anglais ou en latin, à moins que ce ne fût dans une langue encore plus exotique et qui eut le mérite, à défaut d’être compréhensible, de créer un espace d’intimité orale : cette jeune et probablement belle jeune fille parlait aussi cette langue alors que l’autre garçon à côté, lui, ne la parlait pas.
    Peu après il l’embrassa pour, presque aussitôt, l’abandonner en lui bredouillant que de toute façon “Cela n’en valait pas la peine”. Quoique se sentant un peu insultée elle ne lui en tînt pas rigueur, l’autre garçon non plus. S’étant levé pour aller dans la cuisine ouvrir le réfrigérateur, dans l’espoir douteux, vu l’heure et l’état de tous, de trouver encore une bière, il croisa Jérôme qui, témoin de toute la scène, lui demanda ce qui valait ou était cause de peine. Il se contenta de sourire, de son sourire d’ange du Cheshire : avec seulement les dents visibles et une évidente envie de fuir. Le frigo étant vide il le referma et murmura “Il n’y a plus d’alcool ici. Il est temps que je parte.” L’autre le regarda, agacé, commença un geste significatif qui se termina par une parole de défaite, un “tu en fais trop” suivi du prénom et nom énoncés en saccade de celui qui en faisait trop. Ce dernier prit son manteau de faux prêtre et sortit, découvrant combien il faisait froid et, surtout, à quel point il était saoul. Moins de cent mètres plus loin, il se mit donc à vomir, une main posée en poing fermé contre une façade en granit, le dos et la nuque courbés, heureux de cette libération de son sang et de son ventre, sachant l’apaisement proche.
    Quelques minutes plus tard il se remit en marche pour un peu plus loin s’arrêter : il distinguait, tapis dans l’ombre, près d’une roulotte d’ouvrier, un chien accroupi et noir. Alors qu’il était enfant, un chien, du moins se le rappelait-il, avait attaqué sa sœur : depuis il conservait une méfiance haineuse pour ces frères de loup toujours en instance de folie, toujours prêts à répandre le sang.
    Ne voyant pas l’animal bouger, il avança, lentement, précautionneux, ne quittant pas des yeux le point d’ombre où était tapie la bête. Puis il stoppa net son avancée : dans l’ombre maintenant devenue grise par l’accoutumance de ses pupilles, le chien assis se révélait être, massif et corrodé, un amoncellement de ferrailles tordues et brûlées, un nœud couché de choses indiscernables et loin de tout organique. Il sourit de sa méprise et pressa son pas : il lui restait encore plus d’une demi-heure de marche avant d’arriver chez lui.
    En haut de la dernière côte, celle d’avant un tournant qui lui dissimulait l’arrivée et symbolisait pour lui, paradoxalement, “la dernière ligne droite”, il subit une seconde hallucination qui cette fois l’inquiéta, le suggérant plus saoul et fatigué qu’il ne voulait l’admettre. En haut de cette montée un homme immobile semblait l’attendre, se mettant ensuite en marche, exactement à son rythme, devant alors le croiser au centre de la montée : il remarqua d’abord la silhouette de cet homme, la comprit étonnamment identique à la sienne, étonnement croissant jusqu’à l’inquiétude et se dissipant juste avant la terreur, alors qu’il allait presque se reconnaître en la personne de cette ombre descendante qui soudain, après dissipation des ténèbres, ne se révéla pas être un double satanique et pétersbourgeois mais juste un panneau de circulation parfaitement immobile.
    Enfin il arriva chez lui. Son Chat l’attendait devant la porte et entra avec lui. Il traversa le couloir en s’efforçant de ne pas faire de bruit, arriva dans sa chambre, se déshabilla entièrement (il ne dormait nu que depuis peu et éprouvait toujours un certain plaisir à cette nudité, et à l’aisance des gestes qu’elle procurait.) et se coucha. Une indicible et insupportable tristesse l’envahit mais, avant même qu’il ne puisse l’analyser ou comprendre à quel point elle n’était pas supportable, son corps le trahit et le sauva : il s’endormit, d’un sommeil profond et sans rêve, proche du coma et de la boue, alors que sa langue gonflait jusqu’à occuper la totalité de son corps.
    Il ouvrit ses yeux d’un coup, sachant aussitôt où et qui il était. Après quelques secondes d’immobilité, il tendit sa main vers sa table de nuit puis prit la télécommande et mit en marche la chaîne : la musique emplit la pièce et il pensa qu’il n’avait pas envie de se lever. Il referma les yeux et écouta la trompette maintenant solitaire, se rappelant que l’homme qui en jouait était mort depuis peu, l’un de ses deux poumons soi-disant transpercé par une maladie bacillaire.
    Alors qu’il s’agissait maintenant de contrebasse la porte s’ouvrit. Au bruit que fit la poignée il reconnut sa sœur et n’ouvrit pas les yeux. Il l’entendit s’asseoir et attendit qu’elle parle. Il la savait le regardant souriante et il fut heureux d’avoir les cheveux courts, aussi propre au réveil qu’au coucher. “Tu te rappelles quand tu me battais ?” Toujours sans ouvrir les yeux il fronça des sourcils, geste énigmatique dont nous ne pouvons s’avoir s’il interrogeait le pourquoi de cette question ou la réalité de son assertion. “Nous étions tout petits, quatre, cinq ans, à peine plus. Je ne m’en souviens presque pas. Sauf le jour où tu as voulu m’ébouillanter. Tu t’en souviens?” Cette fois-ci il sourit, signe indiquant sans conteste qu’il s’en souvenait, ou alors que cette idée lui plaisait beaucoup. Il ouvrit les yeux et vit sa sœur anciennement nommée La Parlante, maintenant assise et magnifique : “Que veux-tu ?” “Rien, juste te dire qu’aujourd’hui commencent les vacances de Noël. Cela ne te concerne pas mais moi si.” Il se releva à moitié, couvrant son buste d’un drap : “Tu crois encore au père Noël ?
    - Je vais partir.”
    Lentement il se laissa retomber sur le lit, sembla réfléchir puis murmura un “Ah oui”, comme s’il se rappelait quelque chose de moindre importance. Puis il inclina sa tête et demanda à sa sœur de le laisser, de partir. Celle-ci quitta la chambre et le frère se leva, couvrant sa nudité d’une robe de chambre en laine, épaisse et bleue.
    Après sa douche et s’être habillé d’un costume de flanelle, alors que la musique s’est tue et que midi est proche, interdisant toute perspective d’activité de longue haleine, il hésite et ne sait que faire. Quelque chose au fond de sa gorge l’empêche de prendre un café ou même de remettre un CD, et il se rappelle d’une page de livre lue à l’école primaire, où un enfant roux et d’il y a presque cent ans regarde l’ennui se former comme une flaque à ses pieds, et ne fait rien contre. Sa gorge se serre encore plus quand il songe à cette époque des hommes de bonne volonté, à ces mythes laïques et ces espoirs en l’avenir. Il marche et s’arrête devant la porte entrouverte de la pièce de son père : le Chat doit probablement y être. Il hésite un instant, puis pousse la porte et l’appelle : les volets sont clos et aucune lumière ne filtre. Enfin, après un instant d’immobilité où un songe minuscule et rapide lui suggère un combat de cow-boy, un ennemi dans le noir et le geste rapide et luisant de dégainer une arme et de l’abattre, avec la vision du corps qui semble bondir en arrière et s’écrouler giclant de sang, vision si accélérée et si proche des jeux enfantins que son esprit ne la note qu’à peine, sans s’inquiéter, sans s’interroger sur la présence de ce phantasme, se contentant simplement de diriger sa main vers l’interrupteur, laissant à la lumière le soin de laver tout cela par la contemplation du lieu, temple du père où s’organise sa mémoire, musée personnel où s’étonnent mutuellement les objets de sa collection, il traverse la pièce jusqu’à son centre et s’assied sans faire de bruit, droit sur un tabouret.
    Autour de lui des crânes de toutes espèces le regardent, ennoblis par l’élégance terreuse de l’osséine dont la matité appelle et fascine la main, désir d’un contact crayeux et apaisant accentué par la lente observation des doubles orbites, toujours creuses et noires, étonnamment denses, comme des chapelets de perles païennes et filles de l’obscur, filles de ces terres lointaines et anciennes, des origines et du sang. Et tout autour de ces crânes hypnotiques, des armes et des parures, couteaux mal forgés et sagaies lourdes, boucliers de peaux et de bois, coiffures de plumes pour incompréhensibles géants et statuettes transpercées, clouées, crucifiées à elles-mêmes et insistantes jusqu’au particulier, jusqu’au terrible par leur répétée beauté. Et lui -au milieu de tout cela, alors que son regard s’effraye d’une quantité d’autres objets, plus petits, semblables à l’insecte et dont rien en lui n’arrive à en discerner l’usage- se souvient une scène absurde, en compagnie de son père, moins d’une semaine avant son départ. Ils se trouvaient dans une boucherie et achetaient une viande quelconque. Son père, voulant payer, tendit un billet qu’il lâcha trop tôt : celui-ci tomba sur un plat de tripes. Le père sourit, d’un sourire d’enfant, à la vue de ce billet sale sur une viande propre et manipulée par un boucher ganté, mais ce boucher ne répondit au sourire que par un regard haineux, et ne prononça pas un mot. Alors, au milieu de ce muséum miniature, en pensant à ce sourire d’enfant, il se mit à pleurer, la tête entre les mains, se serrant les tempes. Peu après, il partit vers le port, décidant de ne pas manger en famille. En sortant, il croisa le Chat.
    À son retour j’étais déjà là. Il franchit la porte d’entrée, calmement, calme qui de suite me signifia comme étranger. Son manteau noir tombait en ailes droites et il restait immobile, les clefs en main, au milieu de la pièce, sans m’adresser la parole. Sa sœur que j’attendais arriva aussitôt, prononçant un “tu es là !” qui originellement m’était adressé mais finit dans sa direction, surprise d’abord de me trouver non dans la cuisine mais dans le hall et ensuite de le voir ici. Elle m’ignora alors d’une façon que je ne pus ignorer, non-acte qu’elle faisait toujours en sa présence, l’embrassa rapidement puis me dit “nous y allons”. Il me tournait maintenant le dos, dos que je contemplais longuement, pensant à Mercure ou Saturne, au gris et à la rancune. J’eus envie de l’appeler Letham et trouvais que ce nom sonnait avec lémure et lemming, et lui trouvait un air d’animal du nord, triste et au pelage de poussière, se jetant du haut des falaises en de légendaires migrations.
    Après notre départ il dut s’enfermer dans sa chambre, probablement mettre de la musique et s’enfoncer dans les spirales de ses pensées. Aboutit-il au sommeil et à son rêve de zar ou effleura-t-il sur lui-même des vérités qu’il haïssait, je ne sais ou ne veux savoir. Je passais avec sa sœur le premier jour d’une semaine d’intimité, même si je dois avouer la non-validité de ce dernier mot avec un tel frère. Aussi qu’importe ce qu’il fit seul dans cette chambre close : en la profondeur de son âme hantée il devait savoir que, toujours, elle veillait sur lui, et que, toujours, je restais en dehors.
    Mais déjà voilà la nuit, monceau d’hiver noir devenu maternel par les vertus des guirlandes d’or et des sapins municipaux, grands-pères barbus et verts protégeant discrètement les enfants et leurs cadeaux, et, enfin, du cadeau cette fois-ci singulier et en pandore des retrouvailles : en raison des vacances saintes, les exilés reviennent en pèlerinage dans leur cité d’origine, et il eut la surprise de voir, assise à l’intérieur du “Lézard” et lui souriant, une exilée qui fut un jour aussi une amante.
    “Assieds-toi. Comment vas-tu ?” “Bien” murmura-t-il deux fois avant de se taire, prenant le temps de la regarder. Puis : “Tu restes longtemps ?
    - Deux semaines, un peu moins. Comme tout le monde.” Elle s’arrêta, lui souriant toujours, l’observant en coin. Probablement cherchait-elle à voir combien encore lui faisait-elle de l’effet. L’embarras provoqué par l’arrivé du serveur avec sa bière, puis la conversation reprit, entrecoupée, hésitante, attendant l’arrivée de tierces pour prendre des apparences d’aisées, de simples, de sans danger. “Comment trouves-tu Paris ?” “Bien” répéta-t-elle deux fois, l’imitant pour le faire sourire, imitation qu’il ne perçut absolument pas. “Et l’autre ?” “Ne l’appelle pas comme ça.” Cette fois-ci, comme soulagés de s’approcher de ce à quoi ils pensaient tous les deux, l’atmosphère se détendit, ramenant un peu de leur ancienne complicité. “Il va bien.” Une grimace : “Tu es toujours avec lui.” “Tu le sais bien. Il arrive dans cinq minutes.” Il le savait certes bien, et rien dans sa phrase n’indiquait une question, mais il fallait qu’il la prononce, et qu’il entende cette réponse, par une sorte d’acquis de conscience, de rituel qui, s’il était soigneusement respecté, finirait un jour par amener la réponse inverse, alors qu’ il ne savait même plus s’il désirait encore tout ce que cette possible négation pourrait impliquer.
    Les cinq minutes s’écoulèrent et l’autre arriva. Ils se saluèrent poliment et elle, pour des raisons de géographie sociale, changea de place : elle se leva, laissant passer et s’asseoir à ses côtés son amant, et par ce mouvement se révéla, malgré le froid, être en jupe, courte. L’autre pose alors sa main gauche sur ses jambes à elle, quelques centimètres au-dessus des genoux, noirs et satinés par les bas. Lui regardait cette main et ces genoux, pensant aux souvenirs dérisoires, obsédants et extraordinaires, miraculeux en somme, des nuits d’amour avec elle, alors qu’elle était déjà avec l’autre. Il songea encore que tout le monde l’avait su et que tous, y compris eux-mêmes, restèrent d’une politesse discrète et gênée.
    Petit à petit le groupe arriva, saluant avec plus ou moins de plaisir ce retour de deux anciens, et certains même faisant trop ostensiblement comme si de rien était, comme si ces trois-là pouvaient parfaitement être amis. Elle joua leur jeu et cela l’agaça, alors que l’autre était totalement indifférent au cours des conversations. Elle le regarda et il détourna les yeux : il prenait conscience qu’il ne l’aimait plus et se mettait même à douter de leur passion ancienne. Puis la perception de l’extraordinaire intelligence de cette fille le rendit misogyne, ce qui l’agaça encore plus : il décida de partir.
    “Tu rentres ?” Sa réponse ne fut qu’un oui qu’elle accueillit avec fatigue. Elle lui lança un “Bonjour au Chat” en guise d’adieu et de complicité, et il eut du mal à répondre. Son père était peut-être déjà rentré. Il pensa à sa sœur.
    Son père n’était toujours pas revenu mais le Chat était là, dormant en boule sur l’un des trônes de la salle de musique. Il fit brûler un morceau d’encens, alluma la platine, la programmant sur la touche “repeat”, et s’assit sur le trône d’en face, fermant doucement les yeux. Son Chat lui les ouvrit, se redressant et devenant d’Égypte alors que le masque, soudain ranimé par l’épice de l’encens, était étrangement serein, dieu magnifique et aveugle, probable seul maître du félin et sous la protection duquel l’homme, inconsciemment, tentait de se placer.
    Toutes les couleurs de la pièce semblaient maintenant être en négatif, et l’être de bronze à la peau suante, accroupi en équilibre sur la bordure du lit, se balançait doucement d’avant en arrière, passant du seuil du presque invisible au seuil du presque reconnaissable. L’enfant avait peur, et il sentait sa propre tête, au rythme de sa respiration, s’enfler et se dégonfler, posée sur le côté, ne lui permettant que de mal voir les oscillations de l’étranger. Il s’éveilla doucement : le Chat n’était plus là et l’encens alourdissait la pièce, entièrement consumé, laissant à sa place une ligne de cendre légère, probablement douce au toucher. Il se leva et s’étira, puis sortit sans éteindre la musique. Il se souvenait avoir fait plusieurs fois le même rêve, à moins que ce ne fût qu’un seul rêve à l’action éternellement répétée. Il avait la gorge sèche et de terribles maux de tête : traversant l’appartement sans rencontrer âme qui vive, il arriva dans la cuisine et ouvrit le congélateur. Il en sortit une bouteille d’Absolut, sentit le froid contre sa main en dévissant le bouchon, se servit un verre qu’il but cul sec et eut l’impression d’un raffermissement de lui-même. Quelques secondes plus tard, il prit un second verre. Son esprit commença à s’éclaircir et il se rappela qui était de retour en ville. Il décida de ne pas sortir.
    Le soleil ne s’était pas encore levé qu’il sortit de chez lui. Sa nuit avait été mauvaise et il aspirait au calme de la marche, dans le froid, seul, avec sa main droite réchauffée par la chaleur de sa première cigarette, et le plaisir de cligner des yeux en aspirant la fumée, puis de la recracher par bouffées rapides, sentant alors son corps et sa pensée coïncider en ces points découverts, sa main, sa bouche et ses yeux. Le matin était encore une nuit et les sapins enguirlandés mais non brillants, comme silencieux, ne ressemblaient plus à de protecteurs grands-pères mais à quelque avant garde d’une armée immense et calme qui, inexorablement, allait prendre possession de la ville. Il se sentit futur dernier survivant puis pensa au visage de l’homme du bar tabac qui lui avait vendu son paquet de cigarettes, un visage bouffi et usé où nulle part il ne pouvait déceler une quelconque envie de vivre. Il s’arrêta devant un sapin majestueux et parfaitement immobile, le contempla longuement puis, jetant son mégot à terre sans l’écraser, décida de retourner chez lui plutôt que d’aller jusqu’au port.
    Juste avant midi il alla acheter un CD et il l’écoutait encore quand le téléphone intérieur sonna. Sa mère voulait savoir quand sa sœur allait rentrer, et s’il voulait bien préparer le repas. Sa réponse fut emplie de bonne humeur, lui expliquant qu’elle ne rentrerait pas avant une semaine et qu’il pouvait préparer un pot-au-feu en mélangeant tous les restes de légumes, et avec “même” de la viande si elle voulait bien lui prêter de l’argent. Celle-ci accepta et il traversa l’appartement pour la trouver dans son bureau d’où elle lui indiqua où se trouvait son porte-monnaie.
    Le repas fut rapide et sa mère à la fois enjouée et agacée, parlant de son père qui n’était toujours pas revenu, fidèle à lui-même jusque dans ces retards et, en réalité, si peu surprenant dans ses passions. Quelque chose dans tous ces commentaires le gênait, lui paraissant obscène, et il pensait qu’aucun de ses deux parents ne lui avait jamais paru surprenant, mais que lui, par contre, avait surpris tout le monde par son inactivité. Il songea que la beauté de sa sœur et de lui-même, d’abord comme enfants puis comme adolescents sains et solides avait dû être une satisfaction pour leurs parents, satisfaction se transformant en inquiétude bien peu compréhensive, et il sourit pensant à une phrase citant une orchidée dissimulée en ortie et au silence des mauvaises herbes. Pour passer l’après-midi, il voulut aller au cinéma.
    La séance commençait à quatorze heures et il ne put voir ni les publicités ni les bandes-annonces, ce qui gâchait toujours son plaisir. Pourtant il plongea rapidement dans le film qui n’était que d’un intérêt médiocre, et cela jusqu’à un quart d’heure avant son inéluctable fin. À ce moment, il fut saisi d’une irrépressible envie de fumer et, au risque de ne pas comprendre une partie du dénouement, il décida d’aller dans les lavabos assouvir son envie.
    Ceux-ci se trouvaient en haut de la salle et étaient déserts : leur silence et leur étrange système de doubles portes le troublèrent un peu et ce fut avec nervosité que, se voyant dans la glace, il alluma sa cigarette. Profitant du lieu, il alla ensuite uriner : alors que le jet d’or venait de résonner sur la faïence et que, assourdis, venant de la salle, il entendait encore les bruitages du film, il remarqua en se reboutonnant le bruit sourd, profond, des tuyauteries de chauffage. Il regarda longuement les tuyaux, semblant être hypnotisé par leurs ronflements, et commença doucement à fermer les yeux, se croyant soudain être descendu dans des profondeurs minières ou océanes, cela alors que toute sa personne se densifiait dans la perception, douloureuse et semblable à une incrustation, de ce son venant des murs. Il se secoua, jeta sa cigarette non terminée, tira la chasse d’eau et voulut sortir : refermant la première porte des toilettes puis ouvrant la seconde des lavabos, il tomba sur celle qui la doublait et dont il avait déjà oublié l’existence : pendant une très courte seconde il se crut enfermé, cloisonné dans un système de portes se répétant à l’infini. Quand il ouvrit celle-ci, il la passa si rapidement qu’il se retrouva presque trop en avant dans la salle de projection. Étrangement, alors qu’il n’avait même pas eu le temps de finir sa cigarette, le film touchait presque à sa fin. Il s’assit le cœur battant et, lorsque le générique défila sur l’écran, il se mit son visage dans ses mains en imitation de pleureur.
    En sortant de la séance, il alla au “Lézard” prendre quelques bières, oubliant ainsi sa défaillance. Là, il apprit que son ancienne amante l’avait cherché et que, ne le trouvant pas, elle venait juste de partir. Il haussa des épaules et ne fit aucun commentaire. Rentrant chez lui il entendit le téléphone sonner : c’était son père.
    “Tu veux parler à maman ?
    -Oui, mais pas tout de suite. Je suis content de t’avoir.” Le fils sourit, soudain très fin. “ Quand rentres-tu ?
    - Dans une semaine, un peu plus.” Il sentit son esprit s’épaissir et il dut faire un effort pour continuer de parler, pour éviter un silence qui aurait engendré un malaise au dégoûtant relent d’affection. “Mais tu es toujours en Afrique ?
    - Bien sûr. Je fais le tour du Tanganyika. Entre le Zaïre et la Tanzanie.
    - Et qu’est ce qu’il y a là-bas ?” Au moment même ou il posait cette question, il haïssait déjà la réponse qu’allait faire son père, pédagogique et dénuée d’humour, ainsi que tout ce qu’il attendait de son fils qui aurait dû être le réceptacle culturel de son propre savoir, et le dépasser pour le prolonger. “C’est le berceau du monde là-bas.
    - Et ?
    - Et ils vont tous mourir.
    - Tu n’es pas médecin.
    - Mais je suis connu. Cela sert parfois.” Ils ressentirent tous les deux que ce parfois était de trop et le père, voulant se rattraper s’efforça d’être plus familial, comprenant au fur et à mesure qu’il parlait qu’il n’arriverait pas à s‘extraire de sa propre pesanteur, à ne pas être un homme obscène à force de sous-entendus : “Et toi ?
    - J’attends l’armée.
    - Et c’en est où ?
    - Je fais une demande de coopération.
    - Pour ?
    - L’Afrique.
    - Vraiment ?
    - Non. La mort des autres ne m’intéresse pas, et on ne peut plus rien demander deux mois avant la fin” De suite il voulut se radoucir et ne put que lui proposer, sur un ton vaguement conciliant, de parler à sa femme. Son père accepta et il bascula la communication sur la ligne intérieure. Sa mère décrocha et il quitta le salon pour aller dans la pièce à musique.
    De nouveau assis il ne s’inquiéta plus de cette conversation ratée : ce n’en était qu’une parmi tant d’autres. Pourtant il songea que son père était connu parfois, ou plus précisément qu’il était le fils d’une sommité mondiale. Cela, une fois de plus, l’effraya, lui donnant l’impression que le monde était effroyablement petit et ses plus grands simplement des hommes trop perceptibles. Puis il pensa à son mouvement de colère et trouva que, tout compte fait, mourir en Afrique dans un génocide biologique était une belle mort, solitaire, anonyme et poétique. Mourir aux origines du monde. Il joua avec cette idée puis comprit que sa sœur lui manquait.
    Le lendemain soir il ne rentra pas pour le dîner mais préféra rester au café, durant cette heure creuse où, justement, les autres retournaient chez eux : le lieu enfin déserté devenait reposant et il allongeait son dos contre le mur, fermant les yeux, sa main à plat sur la table avec, glissé entre ses doigts, le pied du verre à bière. Il pouvait alors s’abandonner à lui-même et se concentrer sur son éternelle fatigue, la dissipant en imposant à chacun de ses muscles le devoir de se détendre, d’enfin se reposer. Le barman, n’ayant plus rien à faire, essuyait des verres tout en écoutant Leonard Cohen et, lorsqu’il ouvrit les yeux et le vit derrière son comptoir, tout aussi tranquille que lui avec son verre et son torchon, il le salua, portant sa bière à ses lèvres. Le barman sourit et, se servant une Lowenbrau, lui répondit par le même geste de la main avant de boire. Cohen passa de Suzanne au Partisan et, le verre bu, il referma les yeux, se demandant si c’était le repos de ses muscles qui pouvait lui laver ainsi l’âme et le rendre à sa sérénité, puis, pendant un instant, il se rappela qu’il n’avait jamais été serein. Il rouvrit les yeux, fouilla dans ses poches et découvrit que son paquet était presque vide. Il se leva pour aller au bar et là acheter de nouvelles cigarettes : il ne restait plus que des blondes qu’il prit en grimaçant et retourna s’asseoir après avoir commandé un autre demi. Quelques minutes plus tard Jérôme entra en éclaireur, annonçant l’arrivée du reste de la bande. “Elle vient aussi ? ” Jérôme le regarda puis comprit. Non elle ne viendrait pas, devant passer sa soirée avec son petit ami.
    Trois heures plus tard ils se trouvaient tous au Redburn buvant au milieu de cartes maritimes et de vieilles affiches publicitaires la seule vodka au poivre de la ville. Lui-même, passablement saoul, expliquait à son voisin que Robert Johnson, qu’ils écoutaient depuis trois quarts d’heure, était un noir des palétuviers qui se prétendait diabolique et mourut assassiné, et qu’une part importante de ses Œuvres avait été enregistrée dans des chambres d’hôtel. Puis il cessa de parler, reportant toute son attention sur le groupe qui entrait. Composé de cinq ou six personnes, il y reconnut un ancien ami qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, mais surtout le petit ami avec qui son ancienne amante aurait dû se trouver. Il se demanda pourquoi elle n’était pas là, songeant à une dispute ou à un mensonge, double possibilité toujours courante chez eux. Ses interrogations s’arrêtèrent là : les autres avaient décidé de bouger et d’aller dans un autre bar. En sortant il croisa le regard des deux connus mais n’eut pas le temps de leur parler. Dehors il faisait froid et la vodka et leurs manteaux leur firent penser à un noël russe : en désespoir de dégel ils allèrent chez Marguerite dont les sourires maternels et les tapas épicés pourraient au moins les réchauffer.
    Là-bas se trouvait bien de la chaleur. Ins s’installèrent puis burent avec obstination. À un moment assez peu clair dans la soirée, il se leva de sa table pour aller vers le comptoir, voulant commander une nouvelle tequila alors que les os de sa main étaient encore salés : à mi-chemin il s’arrêta, regardant dehors. De l’autre coté de la vitre, sans émettre un son (et le silence augmentait la violence des actes) mais soufflant une écume de givre, un être trapu, brun et frisé, mythologique et inquiétant, s’agitait avec une extraordinaire rapidité. Les jambes semblaient sautillantes alors que les poings portés en garde frappaient un être invisible, combat de boxe satanique incroyablement vif alors que l’être brun conservait un sourire absurde, d’enfant méchant, d’invincible gnome. Il le regardait abasourdi, sachant qu’il l’avait déjà vu mais n’arrivant pas à se rappeler où. L’autre continuait de se battre toujours avec la même jubilation, puis un groupe arriva et l’entoura : il s’agissait de cet ancien ami entouré d’une troupe d’inconnus. Ils riaient tous et, en compagnie du gnome, entrèrent dans le bistrot.
    Là l’ancien ami le salua et commença à lui parler. Il constata surtout que le petit ami n’était plus avec eux, puis apprit que l’être satanique n’était que le frère de son interlocuteur, frère faisant de la boxe et passablement saoul, de passage ici seulement pour quelques jours. Quelques phrases encore et chacun retourna vers son groupe, lui ayant enfin un nouveau verre. Quelques minutes plus tard un coup de trompette annonça bientôt deux heures et plus personne ne fut autorisé à recommander.
    “On y va.” À peine venait-il de revenir à sa table qu’il dut terminer son verre : aucun d’entre eux n’aimait les clôtures de bar et ils voulaient passer à la croissanterie avant que celle-ci ne ferme. Alors qu’il boutonnait son manteau pour sortir il vit le frère au comptoir : s’approchant il l’entendit insulter le barman, le traitant de cadavre et de bourgeois. Ralentissant alors ses gestes il attendit une quelconque dégénérescence pour se battre, souhaitant devenir le visible ennemi de ce coq nocturne. Son souffle devenait ample et il sentait ses muscles se chauffer alors que sa main droite palpait ses clefs : Marguerite arriva alors et se mit à son tour à insulter le gnome qui redevint gosse et se tassa, sortant alors en grommelant : arrivé trop tard et trop saoul, personne n’avait voulu le servir. Quittant le bar derrière lui, il finit de boutonner son manteau noir tout en lui lançant un regard long, puis il rattrapa les autres sur le chemin des croissants.
    Une demi-heure plus tard, à quelques pas de la boulangerie et encore mangeant, ils se demandèrent quoi faire. L’un d’entre eux parla de la Salamandre, fermée, un autre proposa d’aller chez Barth et tous finirent par opter pour le Zéphyr, seul bar encore ouvert et sur les quais. Ils se mirent en marche et cessèrent de parler : le froid et la fatigue rendaient leurs semelles terriblement minces et le sol glacial. Presque arrivés, ils virent sur le trottoir d’en face un attroupement doublement éclairé par les gyrophares d’une voiture de pompiers et de deux cars de police. Ils traversèrent la route et se mêlèrent à la foule : s’y trouvaient des visages du Redburn, de chez Marguerite et d’autres encore habituels de leurs soirées. Les policiers encadraient et séparaient à la fois un groupe de marins et ceux qu’ils avaient déjà rencontrés par deux fois, mais aucun des frères n’était visible alors que par contre, terriblement incongru, tous pouvaient voir un corps entièrement couvert d’un drap blanc, devenant rouge ou bleu selon le rythme des gyrophares, et que, dans un silence absolu, les pompiers faisaient glisser sur un brancard avant de le déposer dans leur véhicule. Soudain très calme, il se demanda duquel des deux frères il s’agissait quand il put voir son ancien ami sortir d’un car de police pour monter à son tour derrière le corps. Il retraversa alors la route et s’accouda contre la rambarde : huileux comme du bronze le fleuve continuait de couler tandis que, près des piles du pont, le courant devenait soudain visible sous forme de tourbillons. les autres vinrent le rejoindre et il s’écoula quelques minutes avant qu’ils ne parlent. “Je rentre” : coupant court à tous les commentaires il releva son col et quitta le groupe.
    Il fit un détour pour rentrer chez lui, repassant à proximité de la fête des élèves de l’école d’architecture. Sur un trottoir il crut reconnaître les traces étrangement significatives de ses vomissures, mal effacées et d’une symbolique morbide : il s’arrêta et les contempla longuement, sombrant dans un abrutissement hypnotique qui l’amena à fermer les yeux. S’arrachant à un vertige en forme de sommeil il reprit sa marche, montant la côte alors que chacun de ses muscles semblait le tirer vers le sol. Puis il reconnut la cahute des ouvriers et la masse en forme de chien : il s’y dirigea et s’assit sur le nœud inorganique, voulant se reposer et réfléchir. Lentement il amena sa tête entre ses mains puis se mit à pleurer. Peut-être est-ce alors que des lémures, en guise d’anges aux ailes en pelage, pelage court et doux, sûrement noir, vinrent l’entourer et le bercer, lui murmurant de simples mélopées qu’il ne savait encore entendre, et peut-être encore que cette dernière phrase n’est qu’une image que je lui offre en guise de réconciliation, une hostie de mots au goût âcre et de laquelle devrait sourdre un pardon commun et sans espoir. La suite de son histoire est composée d’un long abandon et d’une solitude de plomb, et elle n’appartient plus qu’à lui. Pourtant je reste persuadé que cette rupture qui allait être sienne en son esprit fut un choix, et que ce choix s’opéra cette nuit-là, assis avec son visage recouvert par les paumes de ses mains, sous l’encouragement des zars et le sourire des ombres. Aussi je sais que lorsque bien plus tard je le revis, toujours de dos et immobile, muré dans son silence pour le reste des heures, et, qu’une fois de plus, il me devint transparent, ne comprenant si j’étais le gémeaux ou le parasite de son âme, il fut de mon devoir d’affirmer, de déposer devant les choses, que c’est volontairement qu’il entra dans la clandestinité.
     

    votre commentaire
  • Cirques, joué aux Métallo le 10 avril à 20 heures

    Un enfant solitaire mais nullement fils unique, avec ses deux chiens et son chat, croise un cirque stationnant dans le terrain vague en bas de chez lui. Cloîtré dans sa maison au milieu de nulle part, au sein d’une famille traversée par la folie et le désespoir, il voit dans l’apparition fantasque des ces nouveaux habitants le moyen de s’évader temporairement d’une réalité étouffante. Ainsi le cirque, assimilé à un noyau familial exubérant, lui offre une compréhension  de l’animalité de son frère et de la force spectaculaire de son père. Cette parenthèse onirique lui donnera la possibilité de tresser le monde des adultes à celui des chimères et de l’enfance.
     
    Une pièce de la Compagnie des Treizièmes. Texte de Jean-Luc A. d’Asciano publié aux éditions Passage Piétons. Mise en scène deThibault Amorfini. Avec Marion Amiaud et Pascal Nawojski, Musique d' Aurore Juin

    votre commentaire
  • Petite Mystique de Jean Genet, préface…Jean Genet n’est ni homosexuel, ni palestinien. Par ailleurs, il ne se nomme pas Socrate, ce qui exclut son appartenance à la gent féline. Pourtant, hormis chez les gens de théâtre, Genet est principalement un auteur adjectivé : la majorité des textes critiques portant sur son œuvre le présente comme homosexuel, extrémiste de gauche (voire de droite !), propalestinien ou encore retrace avec plus ou moins de minutie une vie en forme d’icône glamour délicieusement scatologique. Hors la monumentale analyse de Sartre, l’impeccable biographie d’Edmund White et le travail bibliographique d’Albert Dichy, Genet se voit dorénavant pris en otage par une part de ses actions ou de ses mœurs, mais ne semble plus vraiment lu pour lui-même – ses admirateurs le transforment en argument au service d’une cause unique, ses détracteurs l’attaquent après une lecture qui pourrait s’autoriser d’être partiale, mais qui se révèle surtout partielle. Or, je le crains, Genet n’est la voix militante d’aucun groupe : si l’homme avait ses prises de position, son œuvre est autrement complexe que ces dernières, elle demeure singulière et de cette singularité sourd un militantisme qui dépasse toute fratrie, tout clan politique, toute orientation sexuelle. Genet est un sujet qui ne cède pas, une voix qui, si elle devient militante, l’est sur un plan universel, s’appuyant alors sur des concepts liés à la sainteté et au scandale.
    Ce scandale, qui entoura tant l’œuvre que l’auteur, est perçu de différentes manières selon l’adjectif qui lui est accolé. Le scandale le plus récent est politique, il est lié à l’extrémiste qui, après s’en être violemment pris au colonialisme (Les Paravents ne put être joué que sous la protection d’un cordon de CRS), a soutenu les mouvances les plus nauséeuses de l’extrême gauche : « Violence et brutalité », article défendant le terrorisme et la « bande à Baader », paru le 2 septembre 1977 dans les pages « points de vue » du Monde, provoqua un tollé général 1. À cela s’ajoute bien sûr son soutien aux Black Panthers et aux Palestiniens, double engagement dont l’association systématique (et parfois douteuse) en fait pour les uns le saint défenseur des opprimés, pour les autres un manipulateur savant de ces mêmes opprimés qu’il ne défendrait que par détestation de leurs soi-disant « oppresseurs ». Finalement, cette ambiguïté même n’aurait pas déplu à Genet qui assumait difficilement le rôle de tribun des déshérités. Ce scandale-là n’a que peu à voir avec son œuvre : Les Nègres fut écrit douze ans avant son engagement pour les Black Panthers, et Un captif amoureux, ouvrage posthume traitant frontalement de politique, est d’une densité et d’une complexité telles qu’il est difficile de croire que ce captif soit très amoureux des idéologies politiques ou religieuses qui sous-tendent ces causes. Surtout, ce scandale est par trop temporel : il apparaît alors que Genet a écrit ses grands textes, après que Cocteau l’a découvert, après que Sartre l’a sacré de sa biographie. Enfin, il se dissipe déjà : les pièces de Genet sont parmi les plus jouées du répertoire français, et cela fait longtemps qu’elles n’attirent plus les foudres du public ou de quelconque censeur idéologique.
    L’apologie de l’homosexualité et du crime fit elle aussi, en son temps, éclat – avatar parmi d’autres, Notre-Dame-des-Fleurs fut interdit de publication en Allemagne, entre 1960 et 1962. Cette double thématique est dorénavant d’une banalité épuisante : Genet serait maintenant l’invité dévalué de médias en mal de « déviance », le monstre se transformant en animal de foire, en caniche à peine grognant.
    Pourtant, encore, dans cette double apologie, quelque chose ne passe pas. Tout d’abord, même si Genet est réellement l’une des voix de l’homosexualité, ou encore le créateur du premier et à ce jour seul grand personnage de travesti de la littérature mondiale, son discours sur la sexualité est scandaleux pour tous. Sartre ne s’est pas trompé lorsqu’il déclare : « Mon casier judiciaire est vierge et je n’ai pas de goût pour les jeunes garçons : or les écrits de Genet m’ont touché. S’ils me touchent, c’est qu’ils me concernent, c’est que je peux en tirer profit ». L’œuvre de Genet, en tressant sexualité et crime, transgression et désir, vise un point d’identité sexuelle qui ne se situe pas comme homosexuel ou hétérosexuel, mais comme pulsion incandescente et infréquentable. Il travaille là où s’élabore le fantasme, là où le désir, n’ayant pas encore décidé entre sujet et objet, est carnivore, mortifère, dangereux, parfaitement infernal. Que ce désir soit ici homosexuel permet de donner à l’œuvre de Genet un paysage narratif – tantôt sociologique, tantôt exotique – et une tension dramatique qui n’est pas à minorer, mais qui permet surtout de leurrer le lecteur. Ce qui est scandaleux, ce n’est pas l’homosexualité, mais la promiscuité de la mort et du désir, axiome sans doute banalement freudien mais qui demeure, en littérature, terreau des plus belles tragédies.
    Quant au mal évoqué, il demeure problématique pour des raisons qui tiennent tant de la métaphysique que du style. De la métaphysique tout d’abord, et c’est volontairement que la question de la morale n’est pas ici évoquée, car Genet et l’interlope, ou Genet et le mal, ce n’est pas Genet et la morale. Genet, certes, donne la parole aux criminels, aux délinquants surtout, et son amour pour eux va jusqu’à jouer d’un retournement des valeurs, quelque chose comme « j’aime ceux que vous réprouvez parce que ce sont des scélérats, j’aimerai donc leurs crimes ». Communément, Genet est lu comme un auteur faisant l’apologie du mal. On pourrait arguer longuement sur cela : décrire l’interlope, est-ce un appel à le rejoindre ou une manière de l’absoudre ? Mettre en scène les acteurs du mal, avec sympathie voire complaisance, est-ce être immoral ? Ne nous y trompons pas : la morale est toujours sauve chez Genet. L’assassin est exécuté, le voleur emprisonné, leurs vies sont sans espoir et, malgré une débauche de sexualité, plutôt sans plaisir.
    Genet n’est pas non plus fasciné par ce monde : il n’est jamais dupe de ses personnages, de leur laideur, de leur solitude, de leur détresse aussi. Il n’est jamais dupe de sa propre opération alchimique. Pompes funèbres, ce texte le moins et le plus mal lu de Genet, est révélateur de son rapport tant au mal qu’à la morale sociale : un milicien a tué l’homme qu’il aime, un résistant, Jean Décarnin. Genet ne peut faire le deuil de son amour. Il ne peut non plus haïr les miliciens : ces derniers subissent la réprobation des Français libérés, et Genet ne se sent aucune affinité avec ces deux termes. Pour accomplir son deuil, il doit donc écrire un livre du point de vue du milicien. Il ne s’agit pas de pardonner le milicien, ni d’être fasciné par le mal qu’incarne ce dernier (confondre la fascination des personnages avec le point de vue de l’écrivain est d’une naïveté insupportable), mais bien d’accomplir un deuil en donnant la parole aux différents protagonistes de l’interlope.
    Le deuil, les réprouvés et la parole : donner la parole aux réprouvés est déjà, en soi, proprement scandaleux. Reconnaître à ces condamnés une forme de beauté, malgré leurs gueules cassées, leurs bouches édentées, leurs puanteurs générales, leurs tatouages médiocres, leurs actes inexcusables, cela jusqu’à leur offrir le statut de sujet parlant demeure maintenant encore difficilement acceptable. Pourtant, si ce n’était que cela, Genet accomplirait un autre de ses discours sociologiques et politiques – défense des immigrés aux côtés de Pierre Vidal-Nacquet, participation active au Groupe d’information sur les prisons animé par Michel Foucault, etc. – mais ce propos ne justifierait pas que l’on prenne au sérieux une quelconque parole sur la métaphysique selon Genet, la sainteté, le sacrifice ou la rédemption. Ce discours acquiert une validité en raison de ses liens avec le deuil et la mort.
    Car le sujet central de l’œuvre de Genet, ce n’est ni le mal, ni la sainteté, la politique ou l’homosexualité, mais bien la mort. Être mort, parler par-delà le monde des morts, donner la parole aux morts. Genet est un janséniste qui se place du côté de ceux dont la grâce a été refusée dès leur naissance. La métaphysique, chez Genet, tient de la radicalisation de sa géographie sociale : l’interlope, c’est le monde de l’abjection, sont abjects ceux à qui la grâce a été refusée. Sans salut dans l’au-delà, ces hommes sont dès le premier jour de leurs vies des cadavres errants, des non-êtres sans avenir. Genet est scandaleusement métaphysique par cette première affirmation – être impardonnable, c’est être mort – puis par sa volonté d’accorder sa grâce à ces bannis du monde.
    Si parler des morts et faire parler du domaine de la mort est un premier scandale, l’autre, et non des moindres, provient de la langue même de Genet. Celle-ci ne se contente pas d’être précieuse, elle fait appel au champ lexical de la poésie et du catholicisme : elle mêle la rose et la Vierge au meurtre et à la merde tandis que le saint et le criminel se confondent en une même posture sacrificielle. Ce jeu formel, où le bien et le mal s’équivalent, n’est pas gratuit : ce style ne résulte pas d’une ruse littéraire découlant d’un habile savoir faire, mais répond à une nécessité qui sous-tend intrinsèquement l’écriture de Genet. Hyperboles et métaphores s’efforcent de faire sens : il s’agit pour Genet de créer une langue dans la langue qui réaffirme à la fois le droit à la parole, le pouvoir du locuteur, mais aussi de l’interlocuteur : être entendu est un préalable à toute grâce. Cette langue est donc opératoire : si sa force poétique permet de nommer les morts, elle devient aussi insistante, radicalement présente. Cette langue, comme chant poétique, comme œuvre artistique s’inscrivant dans l’histoire de l’humanité, devient partie prenante de notre culture : elle nous transforme en interlocuteur abasourdi de ces morts.
    De même, elle permet à l’auteur de transmettre son nom par-delà le néant. Genet, par l’écriture, s’engendre d’entre les morts pour témoigner de l’existence d’une interlope métaphysique, surtout il la désigne comme une fratrie qu’il inscrit dans la famille humaine. Ce terme de famille n’est bien sûr pas innocent : la voix des morts ne peut exister qu’en s’articulant à celle des vivants, et tous n’acquièrent la possibilité d’une parole que par le biais d’une nomination – c’est pourquoi les noms et surnoms agissent ici comme les précipités tant de fantasmes que de formes poétiques. Or, le lieu de la nomination, mais aussi celui permettant une articulation, un gué temporel, génétique et symbolique entre le domaine des morts et celui des vivants, c’est celui de la famille.
    Si l’œuvre de Genet traite des morts et des vivants, comment les noue-t-il au sein d’une même famille ? Comment celui qui n’est le fils ni le père de personne, l’orphelin dont le nom se situe dans l’angoisse du néant comme origine peut-il envisager la famille ? Sans famille, sans origine, Genet ne peut être que lui-même et d’ailleurs, d’outre-monde. Le droit à naître, à mourir, à être aimé, le droit d’exister ne sont pour lui et ceux qu’il représente nullement acquis. Cette nécessité de découvrir quelque part la preuve de ces droits les plus élémentaires se révèle à travers les structures étranges, ambiguës, problématiques, des clans et familles ici dépeints.
    Il nous fallait donc interroger ce vaste ensemble qui va de la mère à la mort en passant par l’amour et l’enfance, interroger tant la sexualité que le fantasme et, surtout, comprendre comment tout cela s’organise en un vaste texte dont la clef de voûte est l’apposition d’une signature, laissant alors une œuvre dont le chant tient de l’absolue affirmation de la singularité des êtres. Il s’agit enfin de comprendre comment l’écriture peut devenir un acte opératoire qui, après la contestation de notre monde, réalise les conditions nécessaires afin de proposer une famille passée et future, non pas fantasmatique mais salvatrice, à ceux dont le nom semble issu de l’horreur du néant et de la non-filiation. Là intervient la famille, comme lieu par excellence où s’affrontent la mort et le pardon afin de permettre la parole, la nomination, puis enfin la grâce.


    Petite Mystique de Jean Genet, L'Œil d'or, 2006, 272 p., 13x21 cm -
    Prix p. : 18 € - ISBN 13 :
     978-2-913661-23-3 - essais & entretiens
     


    votre commentaire
  • À ciel ouvert

    Outre que je boitais comme un furieux, force m’était de constater que ma sœur était complètement folle. Pourtant, depuis mon arrivée, j’étais d’une humeur allègre. “C’est l’énergie de cette ville !” m’expliquait Virginia, qui n’est pas ma sœur. “Quand tu es ici, tu sens que tout peut arriver”. Observant son nombril à piercing et son luxueux cache-cœur, je constatais que son muscle cardiaque devait être bien petit et que le cachemire rose n’était pas le propre des êtres kitchissimes des lucarnes télévisuelles. Ils en existaient des en chairs et en os, la répartition de la chair et des os étant par ailleurs inhabituelle : sur un corps vaguement anorexique, des signes d’hyperféminités défiaient les lois de la pesanteur autant que ma virilité. Virginia (en réalité Alice : elle s’était rebaptisée en arrivant aux states. Migrant en Italie, se serait-elle appelée Ombria ?) était fort jolie et pas mal demeurée, d’une idiotie prévisible, à vous donner honte de vos mauvaises pensées. La moindre de mes réponses paraissait d’une ironie cinglante aussi, souvent, je me taisais, d’abord émerveillé de voir les autres amis de ma sœur écouter Virginia avec tant de gentillesse puis terrifié de constater une absence totale, devant une telle machine à lieu commun, de sarcasmes. De plus, son regard légèrement halluciné m’inquiétait et, paranoïaque, je retrouvais cette même expression sur chacun des expat qui m’entouraient. D’où venait cette hystérie sur l’hystérie, ce quelque chose de vaguement mystique caractérisant ces exilés qui, depuis bientôt une semaine, voulait me convaincre de rester avec eux, là, bien au chaud, au cœur du monde et des choses, à New York ?

                Le pire était François. Habituellement, ma sœur sortait avec des amuse-gueules en formes de rugbymen gentils ou de surfeurs urbains. Là, elle avait trouvé un has been du net, un webmaster souffreteux au regard de caniche en mal d’adoption. Mis à part le fait qu’il était Français (pourquoi traverser le monde pour s’acoquiner avec ses semblables ?), j’aurais dû comme à mon habitude demeurer indifférent aux caractéristiques de cet homme qui rendait ma sœur heureuse, ou du moins la distrayait. Pourtant, sa longue apologie de la vie ici, dans cette ville merveilleuse, m’avait été insupportable : il était au chômage, ne fréquentait que des compatriotes, était parfaitement clandestin et désireux depuis maintenant six semaines de trouver un truc pour pouvoir soigner “ses caries à l’œil” - “les toubibs à New York, c’est hors de prix, tu comprends !”. Je m’interrogeais sur la présence ophtalmique de caries à la cornée quand je compris pourquoi ma sœur lui imposait de se laver les dents après chaque repas : il me parlait bien d’hygiène dentaire, de son intérieur corporel. Virginia, elle, travaillait “au black” dans un restaurant français qui la payait uniquement en tips - dire tips lui permettait de ne se poser aucune question sur le principe d’un salaire laissé au bon vouloir des clients. Surtout, comme ce restaurant ne “fonctionnait pas bésef”, les tips étaient maigres. Heureusement, ma sœur pourvoyait aux problèmes d’Alice et de François, assumant la plus grande part du loyer qu’elle versait à leur roouumette, Steve, qui m’avait offert mes premiers bons souvenirs américains.

                “Steve est alcoolique”, m’avait prévenu ma sœur. Je lui avais donc offert une bouteille de calvados (passée en fraude, ne sachant si le calvados était une boisson communiste désireuse d’accomplir un attentat contre le président, mais tout à fait certain qu’il y avait dans sa famille des antécédents psychiatriques) qu’il adopta aussi sec, ainsi que son porteur. Quelques toasts plus tard, nous étions descendu commander cinq pizza au coin de la rue. Les vingt minutes d’attente nécessaire à leurs préparations nous conduisirent dans un bar tout en longueur (seule la porte permettait à la lumière du jour d’y entrer, à condition que celle-ci claque cinq dols pour un verre) ou nous nous trouvâmes être les seuls blancs. La patronne du lieu était coiffée à la manière d’un entraîneur de boxe, son corps assumant le rôle du poids lourd. Au comptoir, ses clients se révélèrent duo comique, l’un étant maigre comme un héroïnomane, l’autre grand comme un tabouret. La patronne baragouina quelque chose qui incluait le nom de Steve, ce dernier lui répondit dans ce même idiome qui n’avait rien à voire avec l’anglais enseigné par Mademoiselle Taraud, mon ex-professeur de langue vivante qui nous traitait, une heure durant et en français, de “plats de nouilles froides”. Par ailleurs, Mademoiselle Taraud ressemblait à la barmaid qui s’appelait, je crois, Hook, mais je peux me tromper. Mademoiselle Hook nous servi deux verres de rhum. Steve dit quelque chose. Elle en servit un à l’osseux, un au petit homme, un à elle même. L’osseux but son verre cul sec, puis tira une guitare de derrière le comptoir et entama un blues, accompagné par les très rythmiques claquements de paume sur zinc de son comparse. J’étais aux anges. Steve me tapa sur l’épaule : je devais finir mon verre car on m’attendait pour la deuxième tournée. Lorsque nous récupérâmes les pizzas (exactement vingt minutes plus tard, soit le temps de deux chansons et de quatre verre), j’étais soul. Je ne touchais nullement aux six graisses & trois fromages (de la junk-food ! comme au cinéma) que nous venions d’acheter mais fonçais dans les toilettes avant de faire une lourde sieste. Assurément, j’avais vécu quelque chose !

                Des joueurs de blues, j’en ai croisé d’autres - dans la rue, dans des bars -, et c’était tout bonnement incroyable. Le moindre de ses musiciens, en Europe, aurait été un gourou des mondes semi alternatifs de la scène musicale. Là, globalement, ils semblaient plutôt mal en point, mais cela participait de l’art de la chose. Je reconnaissais en eux l’archétype du bluesman, et cette reconnaissance provoquait en moi une décharge d’adrénaline joyeuse. “Je veux aller en Louisiane !” gémissais-je alors, rêvant de bayou, de vaudou et d’improbable cookies-party à l’ombre des palétuviers.

                En fait, dans cette ville, j’allais d’émerveillement en émerveillement. À Spanish Harlem des bandes façon MTV faisait du bandana un signe d’élégance et de l’obésité une marque de branchitude. Face à eux, j’étais maigre et fade. Le soir, je découvrais que les gratte-ciel s’éclairaient de lumières chatoyantes, enveloppant Manhattan d’un sentiment de fête et d’opulence, faisant de chaque nuit un Noël éternel. Étrangement, alors que je marchais très normalement à même le sol, ma mémoire recomposait mon parcours en y incrustant des envolées visuelles, comme si mon âme perchée au trentième étage (enfin débarrassé d’un vertige qui me l’avait toujours chevillées au corps), contemplait mon petit être en costume attendant bravement que les feux jaunes passe au Walk. Prenant un café à Little Italy (des bonshommes y parlaient bien un italien du sud), j’écoutais les bruits de la ville, discernant avec satisfaction le hululement des sirènes et trouvant, au ciel, ces hélicoptères particulièrement urbains, futuristes et désirables. Moi aussi, dans mon firmament, je voulais des jouets vrombissants. Et lorsque je reprenais ma marche, je boitais. Or, je le compris très vite, ma douleur me rendait exotique : j’étais pleinement l’un des acteurs de cet incroyable grouillement qu’est New York

                Car je m’étais tordu la jambe. De manière ridicule. À Central Park. J’avais coursé un écureuil typiquement américain (à Paris, je coursais les pigeons) avant de glisser sur une feuille (disons une feuille) et de me tordre la jambe. Mon genou tant de fois déchiré avait de nouveau implosé. J’avais traîné ma patte jusque dans une pharmacie, désireux d’acheter quelques pommades et une genouillère. Là, un grand noir en blouse blanche, en français, me demanda franchement si j’étais touriste ou clandestin. Lui était sénégalais. Si j’avais été clandestin, il aurait pu me conseiller un médecin arrangeant. Non il n’avait pas aimé la France. Oui, ici c’était mieux. Ses raisons me paraissaient plus concrètes que celles de mes amis, mais je n’étais pourtant pas plus à l’aise. J’avais l’impression qu’une amitié était soudain possible, quelque chose d’incongru et de très narratif. Je savais pourtant que tout le monde ici surjouait les rapports humains, mais je me prenais quand même au jeu. Finalement, je me sentais chez moi, ici, au cœur du monde. Au nombril du monde, susurra ma voix intérieure. Nombril, pas cœur. Et n’oublie pas le piercing.

                Les jours suivants, j’allais dans des boîtes mythiques, suivis les traces de Warhol, me pris pour un beatnik et abusais des cabs, me créant tout un univers procédant autant d’un Macadam cow-boy que d’une Il était une fois l’Amérique. Puis, comme je mangeais un peu trop d’hamburgers géants, un soir, je me retrouvai à dîner avec Paolo, propriétaire d’une voiture directement importé d’Europe, dans un restaurant luxueux et sans fenêtre. Cela me laissa perplexe. Paolo s’était marié, quelques années auparavant, avec Tania, une jolie Russe parlante quatre langues. Paolo était heureux de discuter en Italien, moi de cesser mon baragouin anglais. Nous parlâmes de choses et d’autres tandis que François, ma sœur et Tania conversaient entre femmes. Rapidement, j’éprouvais à la fois un sentiment d’excitation et de grande colère : Paolo n’était pas recommandable. Mais il me glaça totalement lorsque, en pleine conversation, il se crispa, le regard vide. Avais-je commis un impair ? Après un silence de quelques minutes, il reprit la conversation : ce n’était rien, m’expliqua-t-il en souriant, j’attendais ma femme. Elle était aux toilettes. Je voulais la voir sortir. Son sourire, alors qu’il m'exposait cela, été parfait. Je regardais ses mains larges comme des battoirs, ses épaules épaissies par le body-building, observais ce restaurant sans fenêtres avec ici où là quelques très élégantes femmes seules puis me rappelais que ma sœur avait vaguement évoqué “les problèmes de jalousie” de Tania et Paolo. Réfléchissant à ce mariage si élégant d’un italo-américain avec une américano-russe, j’eus plein de mauvaise pensée. En même temps, je me prenais un peu pour Scorsese. Cette ville était vraiment trop. Tout pouvait y arriver. Quelle énergie. J’étais réellement excité. Puis je regardais François, pensais à ses dents et à mon genou. Mon excitation tomba. Un serveur m’apporta un autre whisky. Il fallut bien le boire. Le lendemain, je vis des Cadillac et, marchant sur des trottoirs encombrés de gens de toutes tailles et de toutes couleurs, je parcourais Broodway avenue, Chinatown, Gramercy Park et Greenwich village.

                Ma dernière journée, je voulais la passer seul, et sur un pont. J’étais tombé amoureux de ce quartier en partie abandonné d’où partaient les Brooklyn et Manhattan Bridges. J’aimais ces blocs de briques démesurés et délabrés, ces piliers qui enjambaient avec indifférences les rues, cette incroyable vue sur Manhattan, la teinte grise argenté de l’Hudson, l’incongruité des navires qui parcouraient lentement ce bras. J’aimais jusqu’au vent qui, ce jour-là, soufflait sans cesse, me giflant alors que pour la troisième fois consécutive j’empruntais la passerelle pour piéton du Brooklyn Bridge, m’arrêtant à mi-chemin, au-dessus du fleuve, contemplant tour à tour la ville, ses invraisemblables gratte-ciel, les eaux agitées et ce flot ininterrompu de voitures aux capots démesurés. J’avais envi de pleurer. La douleur de ma jambe, semblait-il, me plongeait dans un état aux percpetions extrêmes, désagréables et exaltantes, quelque chose d’à la fois mélancolique et merveilleux, sexuel aussi. Je songeais à ma sœur, la trouvant stupide et chanceuse. J’avais envi de rester là, d’annuler mon retour, de tout plaquer pour me fondre dans cette cité dont je raffolais et que je désapprouvais totalement. J’étais comme amoureux. Mais de quoi ?

                Ma sœur, elle, n’aimait certainement pas cette imbécile qui l’accompagnait. Généralement elle aimait peu : son activité principale était la fuite, d’un pays à l’autre, et les Etats-Unis n’étaient que sa quatrième terre d’adoption. Autour d’elle, j’avais rencontré tout un tas de filles un peu trop belles et parfaitement coincées, incapables de vivre dans leur pays d’origine car fuyant une famille dramatiquement figurée par leur langue natale. Qu’il se compose de suédoises ou d’allemande, ce clan sororal se répétait d’une mégapole à l’autre : ces filles ne pouvaient tout simplement pas vivre dans une nation où l’on parlait la même langue que leur père. Leur grammaire d’origine était une insupportable loi, un incessant reproche, une négation de leur propre prise de parole. Ce cliché, je le connaissais par cœur. Or, je n’étais pas ma sœur et la fuite m’indifférait. Que m’arrivait-il ?

                Les amis de ma sa sœur sont impudiques et exaltés. Quel rapport avec moi ? Un hélicoptère passe au-dessus du pont. Je ferme les yeux. La douleur de mon genou se fait plus vive. New York New York. Puis je comprends. Pour la première fois, les souvenirs que je ramène d’une ville ne sont pas ceux de la ville même, mais de ma propre vie dans cette cité. Je me vois marchant, mangeant, attendant, et tout cela semble extraordinairement intense. Je suis mis en scène. Je me reconnais dans cette métropole autant que dans cette vie, tout comme j’ai reconnu chaque lieu, chaque place, chaque rue visité, alors que c’est mon premier séjour aux Etats-Unis. Reconnaître un espace où l’on n’est jamais allé, n’est-ce pas le propre de la Jérusalem Céleste, du Paradis représenté comme cité ? Être enfin chez soi ? J’ai vu tant de films, tant d’images, tant de représentations de cet endroit qu’il existe déjà en moi, univers de chimères, de narrations prêtes à l’emploi, de sens offerts pour chaque geste. Prendre un café ne renvoie plus à sa propre existence mais à celle de tous les héros que l’on a contemplé buvant ce même café. New York existe déjà dans mon inconscient, y être, c’est être dans ma propre tête, dans l’un de mes réservoirs à fantasme. Tout semble donc important car tout est intense, et cette tension générale est comme de l’amour, faisant de ces exilés fuyant leur langue pour se réfugier dans un inconscient architecturalement déployé des êtres impudiques et exaltés, des amoureux fusionnant avec le moindre passant.

                Me voilà souriant. Notre inconscient collectif est colonisé par une ville miraculeuse, une Jérusalem non pas céleste mais fictionnelle offrant le plus redoutable des rêves. Vivre en vrai comme en vrai, ce vrai des comme si de l’enfance qui englobe mille possibles merveilleusement dénués de l’obligation d’en réaliser ne serait-ce qu’un seul. Cette ville est une drogue subtile et enivrante. Elle permet d’être le héros de sa propre vie en se laissant simplement porter. Arpenter New York revient à marcher à ciel ouvert dans l’espace intérieur de l’imaginaire, celui des vies rêvées plutôt que vécues. Quelle étrange bénéfice cette ville accorde-t-elle à ceux qui s’y installent, me dis-je, un peu triste. Éprouver sans cesse la jouissance d’être son propre fantasme. Cela semble merveilleux autant que mortifère. Cette intensité à la place de toute forme de lucidité rend-t-elle la vie plus agréable ? Je ne sais. Je ne veux surtout pas savoir.

    Le vent se fait plus fort. Mon genou est terriblement douloureux. Demain je serais à Paris. Une opération sera sûrement nécessaire.

     


    1 commentaire
  • La nuit je sors.

     Comme chaque nuit, je suis dans un bar. Avec des amis de circonstance, des connaissances d’après minuit qu’à force de croiser il me faut admettre comme membres de ma vie. Je suis au Redburn, étanchant ma soif avec l’unique vodka au poivre de la ville. Celle-ci est rouge comme le barman est roux et le bar rougeoyant, éclairé par d’anciennes lanternes de passe qui nous transforment en ombres sanglantes de chevaliers saouls. Nous voilà princes de clairs-obscurs, peuple royal et debout maniant le verre et le verbe avec rage et habilité, contant des épopées de buveurs tout en éructant des grossièretés de légendes. J’aime cette odeur de cigarettes et de mauvaises bières, ce brouhaha d’idioties et de lieux communs, cette chaleur du dedans que provoquent les comptoirs et les foules de bars. Je hais le communautaire et j’aime les bars. Je hais la cigarette et son odeur mais j’aime cette addition générale de choses haïssables, cette somme de médiocrité qui se conclut en miracle du rien du tout. J’aime d’une haine violente cette masse confuse de corps d’où s’échappent des visages et des couleurs, ce bruit et cette fumée fulgurée de gestes, de phrases ou de sourires merveilleusement humains. Et au centre de cette chaleur, dissimulée dans ses replis comme un ange ou un dragon, flotte l’idée nacrée que toutes ces répétitions de lieux sont intolérables, entêtantes et magnifiques, propices à un vertige sysyphéen, drogue spatiale composée de bizarreries lumineuses et d’opiacés tabagiques servant de trompe-l’œil où s’évanouir et dans laquelle, chaque soir, je désire me baigner.

    Pourtant ce soir à force de boire ce n’est plus l’amour des minuscules entassés mais bien la haine de la totalité qui l’emporte. Rouge est ma vodka et rouge est mon sang. Un singe de flamme ricane au fin fond du verre que je vide et re-remplis avec une constance de suicidaire. Mes narines aspirent l’odeur des cigarettes d’autrui, mon buste se gonfle, vindicte et puissant, et tous je les regarde comme l’aigle regarde ses proies, avec précision et mépris, un mépris en balancier, changeant d’objet, désignant autrui avant de se tourner de nouveau vers moi. Un mépris versatile, volatile aussi, prêt à se transmuer en quelques secondes en amour diffus, un quelque chose de compassionnelle aussi, entre l’idée de bovidé et celle de saint. Imbécile. Imbécile me dis-je. Imbécile me dit le singe de feu. Imbécile me dit la vodka dans mon sang maintenant deux fois rouge. Imbécile ton verre est vide, reprennent le singe, mon sang et la vodka dans mon sang en un même chœur trinitaire. Va au comptoir. Bois encore. Bois toujours. Alors je m’exécute.

    Puis un coup de trompette annonce bientôt deux heures et plus personne n’est autorisé à recommander. Une fois dehors, avec mes amis interchangeables, il est question d’aller vers une épicerie-boulangerie de nuit, de partir sur le chemin des croissants et des canettes. La quête accomplie, enfin muni d’un peu de rhum, j’abandonne mes compagnons pour me diriger vers le port. Buvant au goulot, j’arrive aux quais abandonnés. Là existe une rampe de lancement pour navire, un reste de chantiers navals. L’une des rampes (la fosse qui descend à pic sous le niveau de l’eau, un mur inquiétant de vétusté qui empêche l’eau d’emplir la déclivité. Sur les côtés, les deux rampes jaillissent en triangle qui se découpe contre le ciel, angle noir sur fond noir) a été prolongée en débarras à outils. Une porte y a été posée, avec un cadenas. J’ai la clef. Souvent, je finis ma route là-bas. Parfois accompagné. Je ne saurais exactement définir mes activités dans ce local glauque, au milieu du vide, avec à proximité une grue géante, des entassements de ferrailles, le quai à bois et l’ampleur du fleuve, attirant, ténébreux, froid, cette masse liquide que l’on entend glisser derrière le mur, la pluie presque permanente de cette ville : tout cela m’apparaît soudain comme un enfer exclusivement personnel. Un enfer que j’aimerais désespérément, un enfer basé sur une répétition simple, primal, évidente : la nuit, je dois être dehors.

    Cette errance est son propre but - le boire, ou le sexe, tout cela n’est qu’anecdote. Je sors par peur que soudain quelque part, dans la nuit, quelque chose ait lieu, quelque chose d’essentielle, et que je ne sois pas là, pour y être, pour en être, pour participer, pour devenir cette chose, cette assomption nocturne secrètement promise à tous ceux qui sortent. Parce que dehors la nuit c’est différent que dehors le jour. Parce que dehors la nuit est le monde des possibles jamais réalisés donc toujours inentamés. Parce que dehors la nuit n’est pas maintenant de jour, ce jour de la réalité, des choses faites, construites, ce jour des choix toujours exclusifs, toujours à l’exclusion des autres choix, des autres vies. Je sors pour vivre mille vies et jamais la mienne, je sors pour l’immortalité des rêves. Aussi, assis à l’intérieur du local, semblable à un clochard de récessions, je bois au goulot dans l’attente du miracle. Tant d’alcool, tant de soirées dans ce local, ou en cafés, ou en bars. Tant de fois des nuits accoudés au comptoir alors qu’arrivent les compagnons de zincs, les uns après les autres, pour s’installer et commander un verre. Et attendre que les yeux se fendent, que les flammes brillent. Qu’importe la perte voilà la magie, celle du virtuel héroïque des cafés où soudain les hommes se sentent frères, où les cols se desserrent et les gestes deviennent plus amples, plus généreux, miracles des alcools et du temps consumés, miracle d’être assis ou debout en communauté, miracle de sentir sa vie couler en soi et hors de soi, hémorragie inverse des vins qui nous apprend que nous sommes mourants mais que pour cela nous devons être vivants, double vérité dont nous sommes si souvent peu sûrs. Je sors car je ne suis pas sûr d’être vivant.


    votre commentaire