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Un auteur en résidence

La Nuit je sors

La nuit je sors.

 Comme chaque nuit, je suis dans un bar. Avec des amis de circonstance, des connaissances d’après minuit qu’à force de croiser il me faut admettre comme membres de ma vie. Je suis au Redburn, étanchant ma soif avec l’unique vodka au poivre de la ville. Celle-ci est rouge comme le barman est roux et le bar rougeoyant, éclairé par d’anciennes lanternes de passe qui nous transforment en ombres sanglantes de chevaliers saouls. Nous voilà princes de clairs-obscurs, peuple royal et debout maniant le verre et le verbe avec rage et habilité, contant des épopées de buveurs tout en éructant des grossièretés de légendes. J’aime cette odeur de cigarettes et de mauvaises bières, ce brouhaha d’idioties et de lieux communs, cette chaleur du dedans que provoquent les comptoirs et les foules de bars. Je hais le communautaire et j’aime les bars. Je hais la cigarette et son odeur mais j’aime cette addition générale de choses haïssables, cette somme de médiocrité qui se conclut en miracle du rien du tout. J’aime d’une haine violente cette masse confuse de corps d’où s’échappent des visages et des couleurs, ce bruit et cette fumée fulgurée de gestes, de phrases ou de sourires merveilleusement humains. Et au centre de cette chaleur, dissimulée dans ses replis comme un ange ou un dragon, flotte l’idée nacrée que toutes ces répétitions de lieux sont intolérables, entêtantes et magnifiques, propices à un vertige sysyphéen, drogue spatiale composée de bizarreries lumineuses et d’opiacés tabagiques servant de trompe-l’œil où s’évanouir et dans laquelle, chaque soir, je désire me baigner.

Pourtant ce soir à force de boire ce n’est plus l’amour des minuscules entassés mais bien la haine de la totalité qui l’emporte. Rouge est ma vodka et rouge est mon sang. Un singe de flamme ricane au fin fond du verre que je vide et re-remplis avec une constance de suicidaire. Mes narines aspirent l’odeur des cigarettes d’autrui, mon buste se gonfle, vindicte et puissant, et tous je les regarde comme l’aigle regarde ses proies, avec précision et mépris, un mépris en balancier, changeant d’objet, désignant autrui avant de se tourner de nouveau vers moi. Un mépris versatile, volatile aussi, prêt à se transmuer en quelques secondes en amour diffus, un quelque chose de compassionnelle aussi, entre l’idée de bovidé et celle de saint. Imbécile. Imbécile me dis-je. Imbécile me dit le singe de feu. Imbécile me dit la vodka dans mon sang maintenant deux fois rouge. Imbécile ton verre est vide, reprennent le singe, mon sang et la vodka dans mon sang en un même chœur trinitaire. Va au comptoir. Bois encore. Bois toujours. Alors je m’exécute.

Puis un coup de trompette annonce bientôt deux heures et plus personne n’est autorisé à recommander. Une fois dehors, avec mes amis interchangeables, il est question d’aller vers une épicerie-boulangerie de nuit, de partir sur le chemin des croissants et des canettes. La quête accomplie, enfin muni d’un peu de rhum, j’abandonne mes compagnons pour me diriger vers le port. Buvant au goulot, j’arrive aux quais abandonnés. Là existe une rampe de lancement pour navire, un reste de chantiers navals. L’une des rampes (la fosse qui descend à pic sous le niveau de l’eau, un mur inquiétant de vétusté qui empêche l’eau d’emplir la déclivité. Sur les côtés, les deux rampes jaillissent en triangle qui se découpe contre le ciel, angle noir sur fond noir) a été prolongée en débarras à outils. Une porte y a été posée, avec un cadenas. J’ai la clef. Souvent, je finis ma route là-bas. Parfois accompagné. Je ne saurais exactement définir mes activités dans ce local glauque, au milieu du vide, avec à proximité une grue géante, des entassements de ferrailles, le quai à bois et l’ampleur du fleuve, attirant, ténébreux, froid, cette masse liquide que l’on entend glisser derrière le mur, la pluie presque permanente de cette ville : tout cela m’apparaît soudain comme un enfer exclusivement personnel. Un enfer que j’aimerais désespérément, un enfer basé sur une répétition simple, primal, évidente : la nuit, je dois être dehors.

Cette errance est son propre but - le boire, ou le sexe, tout cela n’est qu’anecdote. Je sors par peur que soudain quelque part, dans la nuit, quelque chose ait lieu, quelque chose d’essentielle, et que je ne sois pas là, pour y être, pour en être, pour participer, pour devenir cette chose, cette assomption nocturne secrètement promise à tous ceux qui sortent. Parce que dehors la nuit c’est différent que dehors le jour. Parce que dehors la nuit est le monde des possibles jamais réalisés donc toujours inentamés. Parce que dehors la nuit n’est pas maintenant de jour, ce jour de la réalité, des choses faites, construites, ce jour des choix toujours exclusifs, toujours à l’exclusion des autres choix, des autres vies. Je sors pour vivre mille vies et jamais la mienne, je sors pour l’immortalité des rêves. Aussi, assis à l’intérieur du local, semblable à un clochard de récessions, je bois au goulot dans l’attente du miracle. Tant d’alcool, tant de soirées dans ce local, ou en cafés, ou en bars. Tant de fois des nuits accoudés au comptoir alors qu’arrivent les compagnons de zincs, les uns après les autres, pour s’installer et commander un verre. Et attendre que les yeux se fendent, que les flammes brillent. Qu’importe la perte voilà la magie, celle du virtuel héroïque des cafés où soudain les hommes se sentent frères, où les cols se desserrent et les gestes deviennent plus amples, plus généreux, miracles des alcools et du temps consumés, miracle d’être assis ou debout en communauté, miracle de sentir sa vie couler en soi et hors de soi, hémorragie inverse des vins qui nous apprend que nous sommes mourants mais que pour cela nous devons être vivants, double vérité dont nous sommes si souvent peu sûrs. Je sors car je ne suis pas sûr d’être vivant.

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