Jean Genet n’est ni homosexuel, ni palestinien. Par ailleurs, il ne se nomme pas Socrate, ce qui exclut son appartenance à la gent féline. Pourtant, hormis chez les gens de théâtre, Genet est principalement un auteur adjectivé : la majorité des textes critiques portant sur son œuvre le présente comme homosexuel, extrémiste de gauche (voire de droite !), propalestinien ou encore retrace avec plus ou moins de minutie une vie en forme d’icône glamour délicieusement scatologique. Hors la monumentale analyse de Sartre, l’impeccable biographie d’Edmund White et le travail bibliographique d’Albert Dichy, Genet se voit dorénavant pris en otage par une part de ses actions ou de ses mœurs, mais ne semble plus vraiment lu pour lui-même – ses admirateurs le transforment en argument au service d’une cause unique, ses détracteurs l’attaquent après une lecture qui pourrait s’autoriser d’être partiale, mais qui se révèle surtout partielle. Or, je le crains, Genet n’est la voix militante d’aucun groupe : si l’homme avait ses prises de position, son œuvre est autrement complexe que ces dernières, elle demeure singulière et de cette singularité sourd un militantisme qui dépasse toute fratrie, tout clan politique, toute orientation sexuelle. Genet est un sujet qui ne cède pas, une voix qui, si elle devient militante, l’est sur un plan universel, s’appuyant alors sur des concepts liés à la sainteté et au scandale.
Ce scandale, qui entoura tant l’œuvre que l’auteur, est perçu de différentes manières selon l’adjectif qui lui est accolé. Le scandale le plus récent est politique, il est lié à l’extrémiste qui, après s’en être violemment pris au colonialisme (Les Paravents ne put être joué que sous la protection d’un cordon de CRS), a soutenu les mouvances les plus nauséeuses de l’extrême gauche : « Violence et brutalité », article défendant le terrorisme et la « bande à Baader », paru le 2 septembre 1977 dans les pages « points de vue » du Monde, provoqua un tollé général 1. À cela s’ajoute bien sûr son soutien aux Black Panthers et aux Palestiniens, double engagement dont l’association systématique (et parfois douteuse) en fait pour les uns le saint défenseur des opprimés, pour les autres un manipulateur savant de ces mêmes opprimés qu’il ne défendrait que par détestation de leurs soi-disant « oppresseurs ». Finalement, cette ambiguïté même n’aurait pas déplu à Genet qui assumait difficilement le rôle de tribun des déshérités. Ce scandale-là n’a que peu à voir avec son œuvre : Les Nègres fut écrit douze ans avant son engagement pour les Black Panthers, et Un captif amoureux, ouvrage posthume traitant frontalement de politique, est d’une densité et d’une complexité telles qu’il est difficile de croire que ce captif soit très amoureux des idéologies politiques ou religieuses qui sous-tendent ces causes. Surtout, ce scandale est par trop temporel : il apparaît alors que Genet a écrit ses grands textes, après que Cocteau l’a découvert, après que Sartre l’a sacré de sa biographie. Enfin, il se dissipe déjà : les pièces de Genet sont parmi les plus jouées du répertoire français, et cela fait longtemps qu’elles n’attirent plus les foudres du public ou de quelconque censeur idéologique.
L’apologie de l’homosexualité et du crime fit elle aussi, en son temps, éclat – avatar parmi d’autres, Notre-Dame-des-Fleurs fut interdit de publication en Allemagne, entre 1960 et 1962. Cette double thématique est dorénavant d’une banalité épuisante : Genet serait maintenant l’invité dévalué de médias en mal de « déviance », le monstre se transformant en animal de foire, en caniche à peine grognant.
Pourtant, encore, dans cette double apologie, quelque chose ne passe pas. Tout d’abord, même si Genet est réellement l’une des voix de l’homosexualité, ou encore le créateur du premier et à ce jour seul grand personnage de travesti de la littérature mondiale, son discours sur la sexualité est scandaleux pour tous. Sartre ne s’est pas trompé lorsqu’il déclare : « Mon casier judiciaire est vierge et je n’ai pas de goût pour les jeunes garçons : or les écrits de Genet m’ont touché. S’ils me touchent, c’est qu’ils me concernent, c’est que je peux en tirer profit ». L’œuvre de Genet, en tressant sexualité et crime, transgression et désir, vise un point d’identité sexuelle qui ne se situe pas comme homosexuel ou hétérosexuel, mais comme pulsion incandescente et infréquentable. Il travaille là où s’élabore le fantasme, là où le désir, n’ayant pas encore décidé entre sujet et objet, est carnivore, mortifère, dangereux, parfaitement infernal. Que ce désir soit ici homosexuel permet de donner à l’œuvre de Genet un paysage narratif – tantôt sociologique, tantôt exotique – et une tension dramatique qui n’est pas à minorer, mais qui permet surtout de leurrer le lecteur. Ce qui est scandaleux, ce n’est pas l’homosexualité, mais la promiscuité de la mort et du désir, axiome sans doute banalement freudien mais qui demeure, en littérature, terreau des plus belles tragédies.
Quant au mal évoqué, il demeure problématique pour des raisons qui tiennent tant de la métaphysique que du style. De la métaphysique tout d’abord, et c’est volontairement que la question de la morale n’est pas ici évoquée, car Genet et l’interlope, ou Genet et le mal, ce n’est pas Genet et la morale. Genet, certes, donne la parole aux criminels, aux délinquants surtout, et son amour pour eux va jusqu’à jouer d’un retournement des valeurs, quelque chose comme « j’aime ceux que vous réprouvez parce que ce sont des scélérats, j’aimerai donc leurs crimes ». Communément, Genet est lu comme un auteur faisant l’apologie du mal. On pourrait arguer longuement sur cela : décrire l’interlope, est-ce un appel à le rejoindre ou une manière de l’absoudre ? Mettre en scène les acteurs du mal, avec sympathie voire complaisance, est-ce être immoral ? Ne nous y trompons pas : la morale est toujours sauve chez Genet. L’assassin est exécuté, le voleur emprisonné, leurs vies sont sans espoir et, malgré une débauche de sexualité, plutôt sans plaisir.
Genet n’est pas non plus fasciné par ce monde : il n’est jamais dupe de ses personnages, de leur laideur, de leur solitude, de leur détresse aussi. Il n’est jamais dupe de sa propre opération alchimique. Pompes funèbres, ce texte le moins et le plus mal lu de Genet, est révélateur de son rapport tant au mal qu’à la morale sociale : un milicien a tué l’homme qu’il aime, un résistant, Jean Décarnin. Genet ne peut faire le deuil de son amour. Il ne peut non plus haïr les miliciens : ces derniers subissent la réprobation des Français libérés, et Genet ne se sent aucune affinité avec ces deux termes. Pour accomplir son deuil, il doit donc écrire un livre du point de vue du milicien. Il ne s’agit pas de pardonner le milicien, ni d’être fasciné par le mal qu’incarne ce dernier (confondre la fascination des personnages avec le point de vue de l’écrivain est d’une naïveté insupportable), mais bien d’accomplir un deuil en donnant la parole aux différents protagonistes de l’interlope.
Le deuil, les réprouvés et la parole : donner la parole aux réprouvés est déjà, en soi, proprement scandaleux. Reconnaître à ces condamnés une forme de beauté, malgré leurs gueules cassées, leurs bouches édentées, leurs puanteurs générales, leurs tatouages médiocres, leurs actes inexcusables, cela jusqu’à leur offrir le statut de sujet parlant demeure maintenant encore difficilement acceptable. Pourtant, si ce n’était que cela, Genet accomplirait un autre de ses discours sociologiques et politiques – défense des immigrés aux côtés de Pierre Vidal-Nacquet, participation active au Groupe d’information sur les prisons animé par Michel Foucault, etc. – mais ce propos ne justifierait pas que l’on prenne au sérieux une quelconque parole sur la métaphysique selon Genet, la sainteté, le sacrifice ou la rédemption. Ce discours acquiert une validité en raison de ses liens avec le deuil et la mort.
Car le sujet central de l’œuvre de Genet, ce n’est ni le mal, ni la sainteté, la politique ou l’homosexualité, mais bien la mort. Être mort, parler par-delà le monde des morts, donner la parole aux morts. Genet est un janséniste qui se place du côté de ceux dont la grâce a été refusée dès leur naissance. La métaphysique, chez Genet, tient de la radicalisation de sa géographie sociale : l’interlope, c’est le monde de l’abjection, sont abjects ceux à qui la grâce a été refusée. Sans salut dans l’au-delà, ces hommes sont dès le premier jour de leurs vies des cadavres errants, des non-êtres sans avenir. Genet est scandaleusement métaphysique par cette première affirmation – être impardonnable, c’est être mort – puis par sa volonté d’accorder sa grâce à ces bannis du monde.
Si parler des morts et faire parler du domaine de la mort est un premier scandale, l’autre, et non des moindres, provient de la langue même de Genet. Celle-ci ne se contente pas d’être précieuse, elle fait appel au champ lexical de la poésie et du catholicisme : elle mêle la rose et la Vierge au meurtre et à la merde tandis que le saint et le criminel se confondent en une même posture sacrificielle. Ce jeu formel, où le bien et le mal s’équivalent, n’est pas gratuit : ce style ne résulte pas d’une ruse littéraire découlant d’un habile savoir faire, mais répond à une nécessité qui sous-tend intrinsèquement l’écriture de Genet. Hyperboles et métaphores s’efforcent de faire sens : il s’agit pour Genet de créer une langue dans la langue qui réaffirme à la fois le droit à la parole, le pouvoir du locuteur, mais aussi de l’interlocuteur : être entendu est un préalable à toute grâce. Cette langue est donc opératoire : si sa force poétique permet de nommer les morts, elle devient aussi insistante, radicalement présente. Cette langue, comme chant poétique, comme œuvre artistique s’inscrivant dans l’histoire de l’humanité, devient partie prenante de notre culture : elle nous transforme en interlocuteur abasourdi de ces morts.
De même, elle permet à l’auteur de transmettre son nom par-delà le néant. Genet, par l’écriture, s’engendre d’entre les morts pour témoigner de l’existence d’une interlope métaphysique, surtout il la désigne comme une fratrie qu’il inscrit dans la famille humaine. Ce terme de famille n’est bien sûr pas innocent : la voix des morts ne peut exister qu’en s’articulant à celle des vivants, et tous n’acquièrent la possibilité d’une parole que par le biais d’une nomination – c’est pourquoi les noms et surnoms agissent ici comme les précipités tant de fantasmes que de formes poétiques. Or, le lieu de la nomination, mais aussi celui permettant une articulation, un gué temporel, génétique et symbolique entre le domaine des morts et celui des vivants, c’est celui de la famille.
Si l’œuvre de Genet traite des morts et des vivants, comment les noue-t-il au sein d’une même famille ? Comment celui qui n’est le fils ni le père de personne, l’orphelin dont le nom se situe dans l’angoisse du néant comme origine peut-il envisager la famille ? Sans famille, sans origine, Genet ne peut être que lui-même et d’ailleurs, d’outre-monde. Le droit à naître, à mourir, à être aimé, le droit d’exister ne sont pour lui et ceux qu’il représente nullement acquis. Cette nécessité de découvrir quelque part la preuve de ces droits les plus élémentaires se révèle à travers les structures étranges, ambiguës, problématiques, des clans et familles ici dépeints.
Il nous fallait donc interroger ce vaste ensemble qui va de la mère à la mort en passant par l’amour et l’enfance, interroger tant la sexualité que le fantasme et, surtout, comprendre comment tout cela s’organise en un vaste texte dont la clef de voûte est l’apposition d’une signature, laissant alors une œuvre dont le chant tient de l’absolue affirmation de la singularité des êtres. Il s’agit enfin de comprendre comment l’écriture peut devenir un acte opératoire qui, après la contestation de notre monde, réalise les conditions nécessaires afin de proposer une famille passée et future, non pas fantasmatique mais salvatrice, à ceux dont le nom semble issu de l’horreur du néant et de la non-filiation. Là intervient la famille, comme lieu par excellence où s’affrontent la mort et le pardon afin de permettre la parole, la nomination, puis enfin la grâce.
Petite Mystique de Jean Genet, L'Œil d'or, 2006, 272 p., 13x21 cm -
Prix p. : 18 € - ISBN 13 : 978-2-913661-23-3 - essais & entretiens