• À Ciel ouvert

    À ciel ouvert

    Outre que je boitais comme un furieux, force m’était de constater que ma sœur était complètement folle. Pourtant, depuis mon arrivée, j’étais d’une humeur allègre. “C’est l’énergie de cette ville !” m’expliquait Virginia, qui n’est pas ma sœur. “Quand tu es ici, tu sens que tout peut arriver”. Observant son nombril à piercing et son luxueux cache-cœur, je constatais que son muscle cardiaque devait être bien petit et que le cachemire rose n’était pas le propre des êtres kitchissimes des lucarnes télévisuelles. Ils en existaient des en chairs et en os, la répartition de la chair et des os étant par ailleurs inhabituelle : sur un corps vaguement anorexique, des signes d’hyperféminités défiaient les lois de la pesanteur autant que ma virilité. Virginia (en réalité Alice : elle s’était rebaptisée en arrivant aux states. Migrant en Italie, se serait-elle appelée Ombria ?) était fort jolie et pas mal demeurée, d’une idiotie prévisible, à vous donner honte de vos mauvaises pensées. La moindre de mes réponses paraissait d’une ironie cinglante aussi, souvent, je me taisais, d’abord émerveillé de voir les autres amis de ma sœur écouter Virginia avec tant de gentillesse puis terrifié de constater une absence totale, devant une telle machine à lieu commun, de sarcasmes. De plus, son regard légèrement halluciné m’inquiétait et, paranoïaque, je retrouvais cette même expression sur chacun des expat qui m’entouraient. D’où venait cette hystérie sur l’hystérie, ce quelque chose de vaguement mystique caractérisant ces exilés qui, depuis bientôt une semaine, voulait me convaincre de rester avec eux, là, bien au chaud, au cœur du monde et des choses, à New York ?

                Le pire était François. Habituellement, ma sœur sortait avec des amuse-gueules en formes de rugbymen gentils ou de surfeurs urbains. Là, elle avait trouvé un has been du net, un webmaster souffreteux au regard de caniche en mal d’adoption. Mis à part le fait qu’il était Français (pourquoi traverser le monde pour s’acoquiner avec ses semblables ?), j’aurais dû comme à mon habitude demeurer indifférent aux caractéristiques de cet homme qui rendait ma sœur heureuse, ou du moins la distrayait. Pourtant, sa longue apologie de la vie ici, dans cette ville merveilleuse, m’avait été insupportable : il était au chômage, ne fréquentait que des compatriotes, était parfaitement clandestin et désireux depuis maintenant six semaines de trouver un truc pour pouvoir soigner “ses caries à l’œil” - “les toubibs à New York, c’est hors de prix, tu comprends !”. Je m’interrogeais sur la présence ophtalmique de caries à la cornée quand je compris pourquoi ma sœur lui imposait de se laver les dents après chaque repas : il me parlait bien d’hygiène dentaire, de son intérieur corporel. Virginia, elle, travaillait “au black” dans un restaurant français qui la payait uniquement en tips - dire tips lui permettait de ne se poser aucune question sur le principe d’un salaire laissé au bon vouloir des clients. Surtout, comme ce restaurant ne “fonctionnait pas bésef”, les tips étaient maigres. Heureusement, ma sœur pourvoyait aux problèmes d’Alice et de François, assumant la plus grande part du loyer qu’elle versait à leur roouumette, Steve, qui m’avait offert mes premiers bons souvenirs américains.

                “Steve est alcoolique”, m’avait prévenu ma sœur. Je lui avais donc offert une bouteille de calvados (passée en fraude, ne sachant si le calvados était une boisson communiste désireuse d’accomplir un attentat contre le président, mais tout à fait certain qu’il y avait dans sa famille des antécédents psychiatriques) qu’il adopta aussi sec, ainsi que son porteur. Quelques toasts plus tard, nous étions descendu commander cinq pizza au coin de la rue. Les vingt minutes d’attente nécessaire à leurs préparations nous conduisirent dans un bar tout en longueur (seule la porte permettait à la lumière du jour d’y entrer, à condition que celle-ci claque cinq dols pour un verre) ou nous nous trouvâmes être les seuls blancs. La patronne du lieu était coiffée à la manière d’un entraîneur de boxe, son corps assumant le rôle du poids lourd. Au comptoir, ses clients se révélèrent duo comique, l’un étant maigre comme un héroïnomane, l’autre grand comme un tabouret. La patronne baragouina quelque chose qui incluait le nom de Steve, ce dernier lui répondit dans ce même idiome qui n’avait rien à voire avec l’anglais enseigné par Mademoiselle Taraud, mon ex-professeur de langue vivante qui nous traitait, une heure durant et en français, de “plats de nouilles froides”. Par ailleurs, Mademoiselle Taraud ressemblait à la barmaid qui s’appelait, je crois, Hook, mais je peux me tromper. Mademoiselle Hook nous servi deux verres de rhum. Steve dit quelque chose. Elle en servit un à l’osseux, un au petit homme, un à elle même. L’osseux but son verre cul sec, puis tira une guitare de derrière le comptoir et entama un blues, accompagné par les très rythmiques claquements de paume sur zinc de son comparse. J’étais aux anges. Steve me tapa sur l’épaule : je devais finir mon verre car on m’attendait pour la deuxième tournée. Lorsque nous récupérâmes les pizzas (exactement vingt minutes plus tard, soit le temps de deux chansons et de quatre verre), j’étais soul. Je ne touchais nullement aux six graisses & trois fromages (de la junk-food ! comme au cinéma) que nous venions d’acheter mais fonçais dans les toilettes avant de faire une lourde sieste. Assurément, j’avais vécu quelque chose !

                Des joueurs de blues, j’en ai croisé d’autres - dans la rue, dans des bars -, et c’était tout bonnement incroyable. Le moindre de ses musiciens, en Europe, aurait été un gourou des mondes semi alternatifs de la scène musicale. Là, globalement, ils semblaient plutôt mal en point, mais cela participait de l’art de la chose. Je reconnaissais en eux l’archétype du bluesman, et cette reconnaissance provoquait en moi une décharge d’adrénaline joyeuse. “Je veux aller en Louisiane !” gémissais-je alors, rêvant de bayou, de vaudou et d’improbable cookies-party à l’ombre des palétuviers.

                En fait, dans cette ville, j’allais d’émerveillement en émerveillement. À Spanish Harlem des bandes façon MTV faisait du bandana un signe d’élégance et de l’obésité une marque de branchitude. Face à eux, j’étais maigre et fade. Le soir, je découvrais que les gratte-ciel s’éclairaient de lumières chatoyantes, enveloppant Manhattan d’un sentiment de fête et d’opulence, faisant de chaque nuit un Noël éternel. Étrangement, alors que je marchais très normalement à même le sol, ma mémoire recomposait mon parcours en y incrustant des envolées visuelles, comme si mon âme perchée au trentième étage (enfin débarrassé d’un vertige qui me l’avait toujours chevillées au corps), contemplait mon petit être en costume attendant bravement que les feux jaunes passe au Walk. Prenant un café à Little Italy (des bonshommes y parlaient bien un italien du sud), j’écoutais les bruits de la ville, discernant avec satisfaction le hululement des sirènes et trouvant, au ciel, ces hélicoptères particulièrement urbains, futuristes et désirables. Moi aussi, dans mon firmament, je voulais des jouets vrombissants. Et lorsque je reprenais ma marche, je boitais. Or, je le compris très vite, ma douleur me rendait exotique : j’étais pleinement l’un des acteurs de cet incroyable grouillement qu’est New York

                Car je m’étais tordu la jambe. De manière ridicule. À Central Park. J’avais coursé un écureuil typiquement américain (à Paris, je coursais les pigeons) avant de glisser sur une feuille (disons une feuille) et de me tordre la jambe. Mon genou tant de fois déchiré avait de nouveau implosé. J’avais traîné ma patte jusque dans une pharmacie, désireux d’acheter quelques pommades et une genouillère. Là, un grand noir en blouse blanche, en français, me demanda franchement si j’étais touriste ou clandestin. Lui était sénégalais. Si j’avais été clandestin, il aurait pu me conseiller un médecin arrangeant. Non il n’avait pas aimé la France. Oui, ici c’était mieux. Ses raisons me paraissaient plus concrètes que celles de mes amis, mais je n’étais pourtant pas plus à l’aise. J’avais l’impression qu’une amitié était soudain possible, quelque chose d’incongru et de très narratif. Je savais pourtant que tout le monde ici surjouait les rapports humains, mais je me prenais quand même au jeu. Finalement, je me sentais chez moi, ici, au cœur du monde. Au nombril du monde, susurra ma voix intérieure. Nombril, pas cœur. Et n’oublie pas le piercing.

                Les jours suivants, j’allais dans des boîtes mythiques, suivis les traces de Warhol, me pris pour un beatnik et abusais des cabs, me créant tout un univers procédant autant d’un Macadam cow-boy que d’une Il était une fois l’Amérique. Puis, comme je mangeais un peu trop d’hamburgers géants, un soir, je me retrouvai à dîner avec Paolo, propriétaire d’une voiture directement importé d’Europe, dans un restaurant luxueux et sans fenêtre. Cela me laissa perplexe. Paolo s’était marié, quelques années auparavant, avec Tania, une jolie Russe parlante quatre langues. Paolo était heureux de discuter en Italien, moi de cesser mon baragouin anglais. Nous parlâmes de choses et d’autres tandis que François, ma sœur et Tania conversaient entre femmes. Rapidement, j’éprouvais à la fois un sentiment d’excitation et de grande colère : Paolo n’était pas recommandable. Mais il me glaça totalement lorsque, en pleine conversation, il se crispa, le regard vide. Avais-je commis un impair ? Après un silence de quelques minutes, il reprit la conversation : ce n’était rien, m’expliqua-t-il en souriant, j’attendais ma femme. Elle était aux toilettes. Je voulais la voir sortir. Son sourire, alors qu’il m'exposait cela, été parfait. Je regardais ses mains larges comme des battoirs, ses épaules épaissies par le body-building, observais ce restaurant sans fenêtres avec ici où là quelques très élégantes femmes seules puis me rappelais que ma sœur avait vaguement évoqué “les problèmes de jalousie” de Tania et Paolo. Réfléchissant à ce mariage si élégant d’un italo-américain avec une américano-russe, j’eus plein de mauvaise pensée. En même temps, je me prenais un peu pour Scorsese. Cette ville était vraiment trop. Tout pouvait y arriver. Quelle énergie. J’étais réellement excité. Puis je regardais François, pensais à ses dents et à mon genou. Mon excitation tomba. Un serveur m’apporta un autre whisky. Il fallut bien le boire. Le lendemain, je vis des Cadillac et, marchant sur des trottoirs encombrés de gens de toutes tailles et de toutes couleurs, je parcourais Broodway avenue, Chinatown, Gramercy Park et Greenwich village.

                Ma dernière journée, je voulais la passer seul, et sur un pont. J’étais tombé amoureux de ce quartier en partie abandonné d’où partaient les Brooklyn et Manhattan Bridges. J’aimais ces blocs de briques démesurés et délabrés, ces piliers qui enjambaient avec indifférences les rues, cette incroyable vue sur Manhattan, la teinte grise argenté de l’Hudson, l’incongruité des navires qui parcouraient lentement ce bras. J’aimais jusqu’au vent qui, ce jour-là, soufflait sans cesse, me giflant alors que pour la troisième fois consécutive j’empruntais la passerelle pour piéton du Brooklyn Bridge, m’arrêtant à mi-chemin, au-dessus du fleuve, contemplant tour à tour la ville, ses invraisemblables gratte-ciel, les eaux agitées et ce flot ininterrompu de voitures aux capots démesurés. J’avais envi de pleurer. La douleur de ma jambe, semblait-il, me plongeait dans un état aux percpetions extrêmes, désagréables et exaltantes, quelque chose d’à la fois mélancolique et merveilleux, sexuel aussi. Je songeais à ma sœur, la trouvant stupide et chanceuse. J’avais envi de rester là, d’annuler mon retour, de tout plaquer pour me fondre dans cette cité dont je raffolais et que je désapprouvais totalement. J’étais comme amoureux. Mais de quoi ?

                Ma sœur, elle, n’aimait certainement pas cette imbécile qui l’accompagnait. Généralement elle aimait peu : son activité principale était la fuite, d’un pays à l’autre, et les Etats-Unis n’étaient que sa quatrième terre d’adoption. Autour d’elle, j’avais rencontré tout un tas de filles un peu trop belles et parfaitement coincées, incapables de vivre dans leur pays d’origine car fuyant une famille dramatiquement figurée par leur langue natale. Qu’il se compose de suédoises ou d’allemande, ce clan sororal se répétait d’une mégapole à l’autre : ces filles ne pouvaient tout simplement pas vivre dans une nation où l’on parlait la même langue que leur père. Leur grammaire d’origine était une insupportable loi, un incessant reproche, une négation de leur propre prise de parole. Ce cliché, je le connaissais par cœur. Or, je n’étais pas ma sœur et la fuite m’indifférait. Que m’arrivait-il ?

                Les amis de ma sa sœur sont impudiques et exaltés. Quel rapport avec moi ? Un hélicoptère passe au-dessus du pont. Je ferme les yeux. La douleur de mon genou se fait plus vive. New York New York. Puis je comprends. Pour la première fois, les souvenirs que je ramène d’une ville ne sont pas ceux de la ville même, mais de ma propre vie dans cette cité. Je me vois marchant, mangeant, attendant, et tout cela semble extraordinairement intense. Je suis mis en scène. Je me reconnais dans cette métropole autant que dans cette vie, tout comme j’ai reconnu chaque lieu, chaque place, chaque rue visité, alors que c’est mon premier séjour aux Etats-Unis. Reconnaître un espace où l’on n’est jamais allé, n’est-ce pas le propre de la Jérusalem Céleste, du Paradis représenté comme cité ? Être enfin chez soi ? J’ai vu tant de films, tant d’images, tant de représentations de cet endroit qu’il existe déjà en moi, univers de chimères, de narrations prêtes à l’emploi, de sens offerts pour chaque geste. Prendre un café ne renvoie plus à sa propre existence mais à celle de tous les héros que l’on a contemplé buvant ce même café. New York existe déjà dans mon inconscient, y être, c’est être dans ma propre tête, dans l’un de mes réservoirs à fantasme. Tout semble donc important car tout est intense, et cette tension générale est comme de l’amour, faisant de ces exilés fuyant leur langue pour se réfugier dans un inconscient architecturalement déployé des êtres impudiques et exaltés, des amoureux fusionnant avec le moindre passant.

                Me voilà souriant. Notre inconscient collectif est colonisé par une ville miraculeuse, une Jérusalem non pas céleste mais fictionnelle offrant le plus redoutable des rêves. Vivre en vrai comme en vrai, ce vrai des comme si de l’enfance qui englobe mille possibles merveilleusement dénués de l’obligation d’en réaliser ne serait-ce qu’un seul. Cette ville est une drogue subtile et enivrante. Elle permet d’être le héros de sa propre vie en se laissant simplement porter. Arpenter New York revient à marcher à ciel ouvert dans l’espace intérieur de l’imaginaire, celui des vies rêvées plutôt que vécues. Quelle étrange bénéfice cette ville accorde-t-elle à ceux qui s’y installent, me dis-je, un peu triste. Éprouver sans cesse la jouissance d’être son propre fantasme. Cela semble merveilleux autant que mortifère. Cette intensité à la place de toute forme de lucidité rend-t-elle la vie plus agréable ? Je ne sais. Je ne veux surtout pas savoir.

    Le vent se fait plus fort. Mon genou est terriblement douloureux. Demain je serais à Paris. Une opération sera sûrement nécessaire.

     


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    1
    Samedi 24 Novembre 2012 à 01:40
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